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Dans un article publié sur le site urbanisme.fr le 15 avril, André Yché évoque les leçons du baron Haussmann. A méditer…
Lorsqu’en référence à l’heure de gloire de son grand-oncle à Austerlitz, Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, réussit un coup d’Etat prévisible depuis son « élection de maréchal », grâce à l’appui des campagnes, à la présidence de la République pour un seul mandat de quatre ans, le pays est en retard d’une révolution industrielle (mais aussi agricole), financière et urbaine.
Retard en matière de réseaux de voies ferrées : 10 000 km au Royaume- Uni ; 3 000 km en France, incluant le Paris-Orléans et quelques lignes dans le Nord et dans l’Ouest. Retard en termes de liquidité monétaire et de crédit : pour 1 000 francs de monnaie métallique, 140 francs de billets seulement sont en circulation, dont plus de 100 émis par la Banque de France, versus 1 300 livres « papier » pour 1 000 livres « métal » au Royaume-Uni. Enfin, un million de Parisiens vivent dans une ville à peine sortie du Moyen Age, versus deux millions et demi dans Londres, pourvue du tout-à-l’égout et éclairée au gaz.
Les saint-simoniens qui entourent Napoléon III vont apporter une véritable rupture dans tous les domaines, projetant un souffle de modernité au-delà des frontières, avec les canaux de Suez et de Panama initiés par Ferdinand de Lesseps, ainsi que les voies ferrées, en Algérie notamment, lancées par Prosper Enfantin…
Pour mettre un terme à l’hégémonie de la « haute banque » de la dynastie des Rothschild et de quelques grandes lignées de banquiers d’affaires en situation oligopolistique, les frères Pereire créent le Crédit mobilier qui finance les industries en plein essor, ainsi que l’extraction minière (Saint-Avold) autant que le tourisme balnéaire (Arcachon, Deauville, Plombières, Aix-les-Bains) et la grande distribution (Le Bon Marché), et le Crédit foncier destiné à permettre la rénovation de Paris. L’homme chargé de cette immense tâche sera le préfet de la Seine, le baron Haussmann.
En dix-huit années d’une œuvre inconcevable de nos jours, il va mener à bien la plus grande opération d’urbanisme de l’Histoire de France, rénovant 60 % de la surface de Paris, avant de doubler la superficie de la Capitale en lui rattachant les communes voisines : Neuilly, Auteuil, Passy, Montmartre… Le bilan est éloquent : sur 30 000 immeubles anciens, près de 20 000 sont démolis et 30 000 rebâtis ; 500 km de tout-à-l’égout et d’adduction d’eau courante sont réalisés avec les aqueducs et réservoirs associés ; 65 km de voiries sont ouverts, le boulevard Raspail clôturant cet immense chantier en 1905.
Pour financer l’opération en échappant au contrôle tatillon du Conseil législatif (ancêtre de l’Assemblée nationale sous le Second Empire), constitué de ruraux peu enclins à approuver les emprunts destinés à embellir la Capitale, il crée la « Caisse des travaux » qui est soustraite à la compétence parlementaire, ce que Jules Ferry dénoncera comme une illégalité flagrante.
Il met alors en branle un « système » d’une redoutable efficacité. Il exproprie, progressivement, toutes les parcelles interférant, fût-ce à la marge, avec ses projets d’urbanisme, sur la base d’estimations modiques correspondant à l’absence de viabilisation, à la difficulté d’accès et à l’état de vétusté du bâti existant. Le financement est assuré par le Crédit foncier qui prend également en charge les opérations d’aménagement, en échange de titres émis par la « Caisse des travaux », ainsi que la reconstruction à laquelle sont priés de participer les investisseurs institutionnels. Toutefois, après leur valorisation par le programme d’aménagement, les charges foncières sont revendues à un prix cinq à dix fois supérieur, selon les quartiers, à la valeur d’expropriation.
Ce mécanisme fonctionne admirablement pendant une dizaine d’années jusqu’au moment où, l’Empire connaissant un affaiblissement continu avec sa conversion au libéralisme politique, le Conseil d’Etat s’avise du caractère spoliateur de certaines décisions d’expropriation et les annule ; dès lors, c’est la voie transactionnelle qui prévaudra, laissant à la Ville de Paris, par le truchement de la liquidation de la « Caisse des travaux » avec l’effondrement de l’Empire en 1870, une dette de 1,5 milliard de francs-or, faisant des Parisiens la population la mieux logée et la plus endettée du monde, la première caractéristique compensant la seconde.
Par chance, la Première Guerre mondiale vient rebattre les cartes des rapports de puissance dans le monde et, concomitamment, des créances et dettes anciennes sur le plan national : en 1926, le franc a perdu 75 % de sa valeur-or de 1914 et 85 % quelques années plus tard ; les finances de la Ville de Paris sont, pour cette fois, sauvées par une tragédie européenne !
Le premier enseignement intemporel de cette belle histoire, c’est qu’en matière immobilière (et, peut-être même, mobilière), toute création de valeur rapide suppose une destruction de valeur préalable. Le second, c’est que l’inflation facilite l’établissement de nouvelles rentes sur les décombres des anciennes : l’histoire des « biens nationaux », sous la Révolution, illustre parfaitement ce principe, les propriétés du clergé, en tout temps, se prêtant admirablement à ce processus de transformation en faveur de nouvelles élites.
S’agissant donc de principes intemporels, il convient de s’en accommoder ; et même plus, d’en tirer profit.
175 ans après le lancement des travaux du baron Haussmann, nous sommes à la veille d’ouvrir un chantier d’ampleur comparable, d’abord en Ile-de-France, mais qui est appelé à s’étendre rapidement à toutes les métropoles, et même au-delà. C’est celui de la transformation des actifs : ensembles de bureaux durablement vacants (de l’ordre de quatre millions de mètres carrés en Ile-de-France), centres commerciaux à reconfigurer (250 sur le territoire national), immeubles tertiaires utilisés par les services publics à réhabiliter, après adaptation au télétravail et, bientôt, à la diffusion de l’intelligence artificielle dans tous les processus de production… Enfin, il faudra envisager les mesures de massification des rénovations thermiques, afin d’engager plus rapidement les provisions budgétaires affectées à « Ma Prime Rénov »…
Devant ce « mur d’investissement », il convient de s’inspirer des enseignements qui méritent d’être tirés de l’action du baron Haussmann ; en premier lieu, ce qui fait défaut aujourd’hui, ce ne sont plus les ressources financières, ce sont des projets rentables, et comme la situation financière du pays interdit d’escompter le recours aux fonds publics pour revitaliser le modèle par le subventionnement d’opérations déficitaires, la seule solution envisageable consiste à susciter des projets créateurs de valeur, c’est-à-dire, conformément à la méthode d’Haussmann, de transformation d’actifs préalablement dépréciés.
Les temps ont changé et le Conseil d’Etat veille au respect du droit de propriété, de rang constitutionnel. Dès lors, pour amener les propriétaires d’actifs obsolètes (ou en voie d’obsolescence) à accélérer des prises de décision de « write-off » inéluctables, la seule voie offerte aux pouvoirs publics consiste à adresser des signaux au marché : en conditionnant un mécanisme de défiscalisation des réinvestissements de transformation au niveau de valorisation des « intrants » (c’est-à-dire de la charge foncière) apportés dans le processus de transformation ; en préparant une loi foncière à effet différée de dix-huit à vingt-quatre mois, centrée sur les espaces métropolitains et appliquée aux cessions des personnes morales, et « surfiscalisant » les plus-values réalisées à l’occasion des cessions opérées au-dessus du niveau moyen des charges foncières constatées sur le marché concerné.
Bien sûr, il reste à définir précisément les modalités de mise en œuvre de ce dispositif à « double détente », et pour citer Napoléon(1) : « La guerre est un art simple et tout d’exécution ». Mais une relance significative et peu consommatrice de financement public ne sera possible qu’à travers cette vision « haussmannienne » du réaménagement urbain.
André Yché
(1) Que Victor Hugo, un temps « visiteur du soir » de Napoléon III, frustré du ministère de l’Instruction publique, qualifiait de « grand » par opposition à son petit-neveu, devenu « le petit », depuis la disgrâce de l’écrivain national…