« La crise est le moment où l’ancien ordre du monde s’estompe et où le nouveau doit s’imposer en dépit de toutes les résistances et de toutes les contradictions ».
Antonio Gramsci

Au moment de remettre le rapport consacré à la transformation des actifs immobiliers à son commanditaire, le ministre délégué au Logement, il est utile d’exposer l’axiome qui le fonde : le thème du rapport est central pour l’avenir de l’économie immobilière et de l’urbanisme, et l’une comme l’autre jouent un rôle très sous-estimé dans l’économie nationale et dans l’avenir de la société française.
D’abord, un constat fondamental : le secteur immobilier dans son ensemble n’a pas occupé la place qui lui revenait dans les grands débats touchant l’avenir du pays et, en amont, dans les travaux de recherche qui inspirent d’abord les médias, ensuite l’opinion.

« Quand le bâtiment va, tout va ! »
Martin Nadaud

En termes de communication, l’importance du secteur dans l’économie nationale est soulignée par les fédérations professionnelles à travers trois aspects jugés déterminants :

la part dans le PIB, de 11 à 14 % selon les périodes, mais 20 % de la valeur ajoutée brute (c’est-à-dire plus que l’agriculture et l’industrie réunies), agrégat représentatif de la performance économique ;
la part dans l’emploi privé, de 8,5 % (deux fois moins que l’agriculture et l’industrie réunies, ce qui traduit une forte productivité, la valeur ajoutée atteignant 80 % du chiffre d’affaires dans la gestion et seulement 40 % dans la construction) ;
la part dans le patrimoine des ménages (plus de 50 % pour ce qui est du seul logement) pour un encours total de plus de 15 000 milliards d’euros.

Tout ceci n’épuise pas le sujet et relève de la description anatomique de l’économie nationale et non de sa physiologie, c’est-à-dire de ce qui alimente le débat public sur la « crise », à propos des pathologies résultant, selon la vaste communauté des « experts » (fussent-ils autoproclamés), de l’hypertrophie de certains organes (l’immobilier, le logement) et de l’atrophie de certains facteurs (la recherche, l’innovation), tandis que bien d’autres questions demeurent en-dehors du champ de la dispute (la politique énergétique, la pratique de l’« égale concurrence »).

Ainsi, dans le contexte politique consécutif aux élections présidentielles de 2012, le commissaire général à l’investissement Louis Gallois avait dressé un constat, confirmé par deux chercheurs de l’OCDE dont les conclusions tenaient lieu de « position de l’OCDE », ainsi que par le Conseil d’analyse économique de Matignon, qui imputait le déclin industriel de la France à la croissance excessive du secteur immobilier qui aurait exercé une influence inflationniste sur les salaires, tout en absorbant trop de main-d’œuvre et trop de capitaux… Qu’en est-il, avec une décennie de recul ?

– En premier lieu, il est frappant de constater que le moment de publication de ces travaux, ceux du CAE, de l’OCDE et le rapport de Louis Gallois coïncident avec la mise en sommeil (pour ne pas dire en extinction) de la filière nucléaire et que parmi les obstacles à la réindustrialisation du pays, c’est bien ce tournant dans la politique énergétique de la France qui vient, de très loin, au premier plan, alors qu’il n’était guère évoqué dans lesdits travaux ;

– En second lieu, les capitaux étrangers figurent, selon les années, pour 30 à 60 % au titre des investissements immobiliers, de telle sorte qu’il est difficile de prétendre que la croissance du secteur immobilier a « asséché » le potentiel de financement de l’industrie ; à partir de 2023, le retrait des investisseurs étrangers a accompagné celui des nationaux, du fait de l’absence de visibilité sur le marché des bureaux.

– De même, le bâtiment n’est guère en retard en matière d’innovation : matériaux, processus constructif (hors site), maquette numérique (le succès de Stonal)…

– Par ailleurs, si l’investissement des ménages devait décroître soudainement tout laisse à penser que s’ensuivront, avec un surcroît de consommation, l’importation accrue de biens et, donc, le déséquilibre de la balance commerciale, déjà très défavorable et continument dégradée.

– Enfin, s’agissant des ressources humaines, il est difficile de démontrer un quelconque degré de substituabilité entre la main-d’œuvre du bâtiment et celle de l’industrie (hors construction) ; quant aux cadres, si concurrence il y a, elle viendrait surtout du secteur de la banque et de la finance…

Bref, l’économie immobilière n’a pas fait preuve d’une combativité suffisante pour contredire cette accumulation de lieux communs et de contre-vérités. Pour aller au-delà de ce constat, il est des questions théoriques qui n’ont guère été approfondies :

– S’agissant du contenu de ce que Robert Solow, à partir de l’économie industrielle des années 60/70, qualifiait de « productivité globale des facteurs », composante explicative de 50 % de la croissance (hors facteurs de production primaire : capital et travail), et qu’il attribuait essentiellement au progrès technique et à la formation des salariés, aucune étude n’a été conduite, dans le cadre d’une économie tertiarisée, sur l’origine du « résidu de Solow » : il est probable que la qualité de l’urbanisme (durée et confort des transports collectifs) et de l’architecture (confort du logement et tranquillité des espaces de travail dans le cadre domestique) influeront de plus en plus sur la contribution effective des collaborateurs, juristes, agents de gestion, comptables…

– S’agissant du taux d’utilisation du capital installé, qui dans l’industrie, bien que variable en fonction de la conjoncture, n’excède guère 30 à 50 % du temps disponible selon les époques, il est clair que l’augmentation de la proportion d’actifs inutilisés (bureaux vacants, foncier constructible inemployé), pèserait négativement sur la productivité de l’économie tertiaire ; il s’agit donc de favoriser leur reconversion dans les plus brefs délais, afin de leur conférer une utilité économique optimale et, plus largement, sociale.

Ainsi, la question de la transformation des actifs immobiliers et, partant, de l’urbanisme métropolitain, comporte des enjeux majeurs en termes de productivité globale (s’agissant notamment de l’intensité de la consommation énergétique des bâtiments, mais aussi des transports collectifs et individuels) et que l’industrie immobilière gagnerait à s’en emparer globalement afin de valoriser ses apports au-delà de leur présentation traditionnelle : le polycentrisme métropolitain, la diversité des usages dans une conception multifonctionnelle des quartiers, des îlots, des bâtiments, constituent des leviers de productivité dans une approche multiscalaire de l’aménagement des territoires.

De cette réflexion émergent naturellement des conclusions sur la propriété des actifs économiques, qui n’est pas exactement de même nature que la propriété patrimoniale détenue par le citoyen. Celle-ci, pour reprendre la conception de Locke, largement partagée par Hobbes quant à ses effets concrets, est le corollaire indispensable de la liberté en ce qu’elle matérialise le fruit du travail libre, et qu’en cela, elle garantit la paix civile et l’ordre social.

A contrario, un bien économique est destiné à produire des flux de revenus qui expriment son utilité sociale et constituent l’assiette de prélèvements qui sont destinés à couvrir les charges publiques. Dès lors, le cadre de protection de la propriété des biens économiques doit être adapté à cette finalité essentielle et dans des périodes de mutation comme celle qui prévaut aujourd’hui, une politique publique proactive suppose une action simultanée sur les incitations fiscales à la reconversion des actifs menacés d’obsolescence, et sur la levée des obstacles administratifs et réglementaires à ladite transformation.

La restauration de l’attractivité extérieure du marché immobilier national est à ce prix.

L’économie immobilière, et c’est tout à son honneur, rassemble des professionnels de l’action, de la production et de la création de valeur : ingénieurs, architectes, financiers, juristes, dont le pragmatisme est la vertu première.

Mais Antonio Gramsci nous a appris que l’hégémonie politique, économique et sociale passait, d’abord, par la conquête du champ des idées.

André Yché

André Yché : "en hommage à Antonio Gramsci (1851-1937), de la transformation de l’économie immobilière"