Quel regard portez-vous sur le marché de l’investissement en immobilier tertiaire tel qu’il se présente depuis le début de l’année ?

Les douze mois suivant l’été 2022 ont clairement démontré que les évènements inflationnistes mi-2022, avec notamment l‘augmentation massive des taux d’intérêt, n‘ont pas constitué un phénomène temporaire, mais que nous sommes bel et bien entrés dans une nouvelle ère du marché et de notre industrie. Cette nouvelle ère ressemblera, selon nous, beaucoup plus aux années 2005-2015 qu‘aux années 2016-2021, lorsque la politique monétaire hyper accommodante des banques centrales a orienté des milliards d’euros de capitaux vers l’immobilier, classe d‘actifs relativement plus attractive en comparaison avec ses concurrents obligataires et boursiers.

Dans ce contexte, nos clients investisseurs font face à de multiples défis, dans une concentration de « situations de crise » jusque-là inconnue dans notre industrie. Ces situations de crise concernent l‘ensemble de l’écosystème immobilier. Tout d‘abord, les véhicules d’investissement eux-mêmes, dont les gestionnaires doivent surveiller la liquidité comme « le lait sur le feu » et se préparer à des demandes de remboursement et de décollecte. Ces demandes sont déjà une réalité pour quelques véhicules grand public, comme le démontrent les statistiques de l’Aspim (Association Française des Sociétés de Placement Immobilier, ndlr).

La seconde composante des fonds concerne la dette, qui est devenue, en très peu de temps, non seulement plus chère, mais aussi moins disponible, ce qui crée une contrainte supplémentaire pour les investisseurs lorsqu’ils ont besoin de refinancements.

Ensuite figure également la question de la valeur des actifs, avec le décalage classique entre les valeurs des expertises et la réalité des (rares) transactions, plus ou moins comparables, du marché. Ce décalage peut être, dans certains cas, un véritable frein au besoin de création de liquidité pour certains propriétaires.

Puis, la remise en question de notre principale classe d’actifs, les bureaux, comme le témoigne la chute de 68 % des transactions au niveau européen au deuxième trimestre 2023. Et pour couronner le tout, des capex importants pour répondre aux critères ESG de nombreux fonds et aux obligations légales comme le Décret Tertiaire. Les Anglais ont raison d’appeler ce genre de situation « the perfect storm »…

La vente en Vefa du futur siège de Stellantis à Poissy (78)…

Comment voyez-vous évoluer ce marché d’ici la fin de l’année ?

Les volumes transactés se sont effondrés, en France comme en Europe, entre -50 et -60 %, et de façon à peu près équivalente dans toutes les classes d’actifs, dans tous les profils de risque, avec notamment un seuil de liquidité par actif en nette baisse, sauf produit vraiment exceptionnel. La raison n’est pas seulement le souvent cité « attentisme » des investisseurs, mais tout simplement une moindre disponibilité de capitaux, qu’il s’agisse de fonds propres ou de dette. L’incertitude sur la « bonne valeur » renforce encore ce phénomène.

Le marché devrait rester peu ou prou le même tant que les politiques monétaires ne seront pas stabilisées, même si nous anticipons une légère accélération des transactions d’ici la fin de l’année. Ce qui permettrait à 2023 de se terminer à des volumes entre 10 milliards d’euros en Ile-de-France et 15,5 milliards en France, soit une baisse d’environ 30 % par rapport à 2022.

L’inflation sous-jacente semble, cependant, avoir atteint son pic dans la Zone euro au 1er semestre, laissant espérer une pause dans la hausse des taux et un redémarrage du marché début 2024. Les signaux de la BCE (Banque Centrale Européenne, ndlr) restent néanmoins flous, Christine Lagarde, sa présidente, ayant annoncé qu’une pause ou une nouvelle hausse restaient possibles…
Il n‘y a, néanmoins, pas que des mauvaises nouvelles…

Quelles évolutions positives ?

Le marché locatif continue de se montrer relativement résilient. Les loyers, dans certains secteurs ou classes d‘actifs comme la logistique, continuent de progresser et les taux de vacance à Paris et en France sont largement inférieurs à ceux d‘autres pays, voire continents comme les Etats-Unis (où le télétravail a eu pour conséquence la désertification de quartiers entiers).

Par ailleurs, la quasi totalité des acteurs, après une première phase de choc ou de déni, a maintenant accepté la nouvelle donne du marché. Notre département expertise nous fait part de discussions plus constructives avec leurs mandants et les échanges avec de potentiels vendeurs se font souvent sur des bases de valeurs plus réalistes qu‘il y a encore quelques mois…

Nous observons également l’émergence de nouveaux investisseurs, attirés par des conditions plus favorables ou la disponibilité d’actifs jusque-là inaccessibles. Beaucoup a déjà été dit sur l’activité très significative de l’industrie du luxe pour sécuriser des actifs stratégiques, mais la même évolution se vérifie parmi d’autres catégories d’utilisateurs qui (re)deviennent acheteurs de leur immobilier. Par ailleurs, nous sommes régulièrement contactés par de nouveaux investisseurs privés, des HNWI (high net worth individuals ou personnes privées fortunées, ndlr) qui ne sont pas encore investis dans l’immobilier et qui souhaitent prendre des positions, souvent aidés par des relations bancaires très fortes.

Il sera, néanmoins, trop tard pour inverser encore la mauvaise tendance de l’année, qui sera une année « noire » dans l‘histoire de notre industrie. Mais nous sommes confiants dans le fait que 2024 devrait déjà enregistrer une activité plus régulière…

… celle de l’immeuble « WeLink », à Lyon (69)…

Quelle évolution pour les taux de rendement ?

Nous anticipons de nouvelles hausses dans les prochains mois et ce, pour l’ensemble des typologies d’actifs. Les taux de rendement atteindraient, ainsi, leur pic en fin d’année, sous réserve de la stabilisation des politiques monétaires.

Quels résultats pour JLL dans ce marché ?

Nous ne pouvons évidemment pas nous extraire de cette mauvaise tendance de fond qui touche tout le marché et tous ses acteurs. D’où une certaine fierté d’avoir réalisé quelques transactions « records » dans leur marché respectif, comme la vente en Vefa du futur siège de Stellantis à Poissy (78), pour 165 millions d’euros, deuxième plus grande opération de bureau du premier semestre 2023, avec celle de l’immeuble « WeLink », à Lyon (69), la plus grande opération de bureaux en régions, pour plus de 100 millions d’euros. Nous sommes également sous promesse de vente, par AXA/Norges à une joint-venture de deux investisseurs français, de l’immeuble « Memphis » (13ème) de la Semapa, pour plus de 130 millions d’euros. Nous travaillons également sur plusieurs portefeuilles logistiques de tailles significatives et le volume transacté par l’équipe logistique et industrielle sera probablement proche de celui réalisé en bureaux, autre signe d’un changement de paradigme du marché. Nous anticipons, pour la fin de l’année, un volume traité par nos équipes entre 3,5 milliards et 4 milliards d’euros.

… ou encore, sous promesse de vente, par AXA/Norges à une joint-venture de deux investisseurs français, de l’immeuble « Memphis » (13ème) de la Semapa : des exemples de transactions signées JLL.

Quels exemples de nouveaux mandats ?

S’agissant des mandats, le marché a changé de posture, comme souvent en temps de crise. Nous constatons aujourd’hui un mix entre mandats de vente structurés et démarches « off-market », quasiment à la carte, pour coller aux nouvelles exigences des investisseurs. Pour les marketings structurés, l’issue dépend encore plus que d’habitude des qualités intrinsèques de l’opération et du prix de vente attendu. A chaque proposition, l’investisseur se demande « comment cet immeuble va-t-il améliorer la qualité de mon patrimoine ? », avant même une discussion sur le prix. Nous assistons, par conséquent, depuis le début de l’année, sur l’ensemble du marché et notamment celui des bureaux, à un taux d’échec important des marketings. Il faut être, par conséquent, très agile et attentif pour présenter au marché les actifs les plus liquides.

En matière de nouveaux mandats, nous lançons actuellement de nouveaux marketings dans toutes les classes d’actifs. Plusieurs immeubles résidentiels existants, à l’unité ou en portefeuille ; une dizaine de dossiers de logistique et d’industriel, des actifs existants ou en développement ; quatre belles opérations significatives de bureaux loués à Lyon et Lille ; un portefeuille de commerces de périphérie d’un volume de 80 millions d’euros ; plusieurs actifs dans le secteur alimentaire (une véritable spécialité de JLL), ainsi que des actifs à caractère « life science » en Ile-de-France et à Lyon. A Paris, nous sommes mandatés sur de nombreux dossiers d’un volume inférieur à 30 millions d’euros et une opération structurante de plus de 200 millions d’euros à La Défense (92)…

Aujourd’hui, quelle stratégie de développement dans ce contexte ?

Notre première responsabilité, avec mes managers, consiste aujourd’hui à préparer nos équipes à la nouvelle donne du marché, car beaucoup de nos collaborateurs n’ont jamais vécu une véritable crise.

Ensuite, nous devons correctement analyser le marché tel que nous pouvons l’anticiper pour les trois à cinq ans à venir et nous assurer que toutes les ressources sont bien là où le marché en a le plus besoin. Les recrutements ne sont pas la priorité, mais nous n’excluons pas des recrutements stratégiques dans le cas où de belles candidatures se présentent, tout comme nous n’excluons pas des opérations de croissance externe pour proposer de nouveaux services à nos clients. Par expérience, c’est en période de crise que l’on prépare le mieux l’avenir…

Stephan von Barczy (JLL) : « après éclatement de la bulle, le marché se prépare au rebond »…