Quel regard portez-vous sur le marché de l’investissement en immobilier d’entreprise qui accuse un ralentissement patent ?

La vérité des chiffres est malheureusement sans appel avec seulement 2 milliards d’euros transactés toutes classes d’actifs confondues au 3ème trimestre 2023 ; c’est le niveau le plus bas observé depuis l’époque de la crise des « subprimes ». A date, l’année 2023 affiche un recul de 57 % en un an pour un volume de transactions inférieur à 9 milliards d’euros, dont seulement 5,5 milliards d’euros investis en Ile-de-France. Le durcissement monétaire sans précédent par son rythme (16 mois) et son ampleur (450 points de base) provoque un réel blocage du marché de l’investissement en immobilier. Un ajustement significatif à la baisse des valeurs vénales dans un environnement de renchérissement du coût de la dette paraît être la condition sine qua non d’une reprise de l’activité transactionnelle.

Comment voyez-vous évoluer ce marché dans les mois à venir ?

Compte tenu de la volatilité encore observée sur les taux d’intérêt, volatilité qui devrait perdurer dans l’environnement économique et géopolitique particulièrement incertain que nous traversons, il semble difficile d’anticiper un renversement de tendance à court terme sur le marché de l’investissement. Un volume total d’investissement en immobilier de l’ordre de 12 milliards d’euros d’ici la fin de l’année constitue un objectif potentiel… peut-être même trop ambitieux. Ce qui situerait le marché, peu ou prou, autour des niveaux moyens observés lors de la dernière période de crise, entre 2008 et 2010 et ce, sous réserve à la fois de la stabilisation des conditions de financement, mais aussi de la possibilité pour les vendeurs d’acter une baisse sensible de la valeur des actifs immobiliers.

Dans les mois à venir, plusieurs facteurs vont influencer le marché. Ainsi, le taux de l’OAT 10 ans qui, autour de 3,50 %, exerce une forte concurrence et attire une partie des liquidités précédemment affectées à l’immobilier. Par ailleurs, le coût de la dette, qui semble enfin se stabiliser, mais sur lequel nous n’anticipons pas de baisse à court/moyen terme, justifie une décompression des taux : en effet, il apparaît aujourd’hui difficile d’imaginer des acquisitions à des taux de rendement inférieurs à 4,5 % de la part d’investisseurs qui ont recours à la dette. Le paysage des collecteurs va également poursuivre sa mutation avec très peu de collecte pour ceux qui affichent un taux de distribution inférieur à 5 %, voire de la décollecte (qui entraînent d’autres problématiques…) et un positionnement renforcé pour les acteurs qui proposent des rendements supérieurs et qui vont, ainsi, pouvoir se positionner sur ces actifs auxquels ils n’avaient pas accès dans « le monde d’avant ».

Les grands fonds étrangers qui ont levé des sommes importantes restent, pour le moment, en position d’attente face à un marché français qui n’a pas assez décompressé, notamment au regard des autres marchés européens.

« Sale and leaseback » de la tour Sequana (43 000 m2), à Issy-les-Moulineaux, vendue à Valesco par Accor…

Quels résultats pour Colliers France dans ce marché ?

Dans la conjoncture actuelle, nous sommes heureux de pouvoir afficher, à date en 2023, une part de marché proche de 10 % pour une équipe constituée il y a deux ans à peine !

Dans ce marché grippé, qui nous pousse à innover pour identifier les actifs liquides, nous avons réussi par le travail au quotidien de nos équipes « capital markets » à faire se rencontrer un désir de vendre et une volonté d’acheter au bon prix. Notre taux de transformation de la vingtaine de mandats qui nous ont été confiés avoisine les 100 % pour des opérations d’un montant unitaire allant de 4,1 millions d’euros (immeuble de bureaux à Aix-en-Provence)… à 460 millions d’euros (« sale and leaseback » de la tour Sequana, à Issy-les-Moulineaux, vendue à Valesco par Accor).

Parallèlement, les opérations de « sale and leaseback » figurent au cœur de nos missions et de notre stratégie ; cette option s’impose dans les réflexions immobilières de nos clients afin de dégager des liquidités et investir dans leur « core business ». En 18 mois, les équipes auront conseillé plus de 750 millions d’euros de ventes en « sales and leaseback » sur une dizaine d’opérations. Parmi elles, la vente en exclusivité à Atland Voisin, pour le compte de notre client Colas, d’un portefeuille de 56 000 m² répartis sur 39 sites et complété par la vente de deux autres portefeuilles d’environ 80 sites représentant plus de 165 millions d’euros, en cours de finalisation…

En régions, notre travail produit déjà ses fruits avec plusieurs mandats signés et missions exclusives de vente pour des actifs bureaux et activité. Les équipes Colliers ont notamment accompagné Espaces Ferroviaires et Keys Reim, pour le développement de l’opération immobilière « 1mpulsion » (13 000 m² de bureaux) marquant la transformation du centre-ville toulousain ». Et nous allons finaliser d’ici la fin de l’année la vente d’un portefeuille d’actifs mixtes d’un locataire de premier rang d’une valeur de plus de 12 millions d’euros.

De son côté, l’équipe résidentielle a pu travailler, pour le compte de Swiss Life Asset Managers, sur environ 16 000 m² de très beaux actifs parisiens dans les 8ème, 16ème, 17ème et autres arrondissements. Chaque immeuble a trouvé acquéreur. Nous avons également plusieurs sujets en cours sur la région parisienne, mais également en régions, avec un très beau produit géré d’environ 5 500 m²…

Notre fin d’année va être particulièrement animée avec un volume total supérieur à 250 millions d’euros de transactions qui sont actuellement en exclusivité ou au stade de promesse et qui portera notre volume total transacté en 2023 à près de 900 millions d’euros. C’est la preuve de notre capacité à nous saisir de sujets de typologie et de taille très diverses.

Quelle équipe ?

Nous avons eu une progression exponentielle de notre équipe en moins de deux ans en passant d’un collaborateur à une vingtaine. C’est une véritable équipe expérimentée que nous avons constituée : elle cumule 255 années d’expériences avec un « track record » total de 17 milliards d’euros ! Notre équipe bureaux est co-dirigée par Philippe Ravoire, qui manage nos consultants couvrant l’Ile-de-France et par Benoit Fort, en charge des sujets « cross border » et de notre activité « capital advisory » qui se développe fortement dans ce contexte de marché.

Nous sommes aussi présents sur les marchés de régions avec Xavier Antoni qui s’appuie sur notre réseau d’agences locales (Lyon, Marseille-Aix, Toulouse, Bordeaux, Reims… pour l’instant) et qui sera rejoint par deux consultants en cours de recrutement…

Le marché résidentiel classique ou géré et celui des actifs de santé sont opérés à l’échelle nationale par Chrystèle Villotte qui est épaulée par deux collaborateurs permettant, ainsi, de couvrir avec efficacité ces typologies d’actifs sur l’ensemble du territoire.

Pour venir seconder cette équipe avec une approche d’experts, nous avons structuré un pôle d’analystes qui s’appuie sur notre département études & recherche dirigé par un profil à forte valeur ajoutée, Laetitia Baldeschi, économiste et co-autrice des ouvrages « Comment les années Draghi ont changé la Banque Centrale Européenne » et, plus récemment, « Turbulences dans l’économie mondiale ». Notre objectif n’est pas de nous limiter à une analyse statistique, mais d’apporter une vision plus prospective alors que nous traversons de grandes mutations macroéconomiques et que nous devons faire face à de nouveaux enjeux tant sociétaux qu’environnementaux.

En complément, nous avons la chance de pouvoir nous appuyer sur la force du groupe Colliers avec plus de 350 experts en « capital markets » pour la zone EMEA et 1 500 consultants dans le monde avec un « track record » de premier plan (1 600 transactions pour un volume qui dépasse les 82 milliards d’euros). Parallèlement, nous bénéficions du soutien et de l’apport de notre équipe « cross border » dirigé par Luke Dawson, qui permet de sourcer de nouveaux capitaux et d’identifier des opportunités transversales.

…un actif du portefeuille de 56 000 m2 répartis sur 39 sites vendu à Atland Voisin par Colas…

Quelle stratégie de développement ?

En termes de développement, il nous reste encore à identifier les talents de notre future équipe logistique, une classe d’actifs actuellement un peu moins impactée dans ses volumes et pour laquelle notre appartenance à un réseau européen et mondial très bien structuré est un vrai plus pour développer des synergies d’investissement. Nous sommes aussi très attentifs aux opportunités de croissance externe qui reste l’un des fondements du fort développement de la marque Colliers (17 000 collaborateurs répartis dans 460 bureaux avec un chiffes d’affaires qui a quadruplé en moins de dix ans pour atteindre 4,5 milliards d’euros).

Antoine Derville (président de Colliers France, ndlr) et moi-même sommes pleinement engagés dans cette dynamique qui mobilise également l’ensemble de nos équipes Colliers et nous nous appuyons sur la séniorité de nos quatre managers et l’expertise de nos collaborateurs pour identifier et provoquer les opportunités business de demain…

Nous sommes convaincus que l’unique prisme transactionnel ne peut plus suffire : c’est la force de Colliers d’être assez agile pour construire des équipes projets efficaces pour répondre aux questionnements précis de nos clients et les aider à arbitrer et renouveler leur patrimoine.

Quel regard sur le marché locatif tertiaire francilien…

C’est la relativement bonne surprise du 3ème trimestre ! Le rebond du 2ème trimestre s’est confirmé au 3ème. Les transactions de bureaux ont ainsi représenté 485 000 m² au 3ème trimestre 2023, soit 10 % de plus qu’au trimestre précédent. Depuis le début de l’année, la demande placée s’élève à 1,4 million de mètres carrés. C’est une baisse limitée à 12 % sur un an des transactions grâce au retour des signatures de grand gabarit avec 419 000 m² depuis le début de l’année. Succès confirmé de Paris avec 594 000 m² commercialisés, à l’image des dernières transactions réalisées par les équipes Colliers tels que UBS sur 6 000 m² dans le 8ème, la CDC sur 24 000 m² dans le 12ème ou, dernièrement, EDF sur 12 000 m² dans le 16ème arrondissement. Le marché résiste donc tout en se recalibrant dans ses volumes, à l’aune de changements structurels importants qui impactent négativement le volume de la demande placée : de 20 à 30 % en écho à l’expansion du flex office et à la généralisation du télétravail. La recherche d’une centralité et d’une insertion urbaine riche d’aménités restent des moteurs forts, mais il y a un sujet d’attention dans un contexte économique challengé qui impose de préserver sa trésorerie : il est vraisemblable que de plus en plus d’utilisateurs vont privilégier la renégociation par rapport à un déménagement afin d’économiser des « capex ».

Dans le même temps, on observe une nouvelle augmentation de l’offre immédiate aujourd’hui positionnée à 4,6 millions de mètres carrés, soit un taux de vacance de 8,3 %, en moyenne, pour la région Ile-de-France avec des taux sectoriels qui font le grand écart : de 1,9 % dans le QCA à plus de 20 % en Première Couronne Nord ou encore en périphérie de La Défense.

Sans surprise, les valeurs locatives de transaction affichent des trajectoires diverses selon les qualités et la configuration plus ou moins équilibrée des micromarchés considérés.

Dans ce contexte mouvant, nous sommes heureux d’être, à date, le troisième conseil en grandes transactions avec une part de marché de près de 15 % en nombre et volume. Nous avons pu accompagner de nombreux utilisateurs avec près de 80 000 m² loués par nos clients à travers essentiellement des missions exclusives co-gérées par nos équipes « tenant rep » et agence qui accompagnent nos clients bien au-delà de la simple recherche de bureaux avec l’intégration de nos compétences en « change management », en « workplace », en architecture ou en travaux d’aménagement. En amont, nos équipes « advisory » contribuent à identifier de potentielles problématiques de relocalisation à travers leurs missions de conseil stratégique ou de schéma directeur. Point différentiateur lié à notre forte ambition sur le sujet, nous sommes en capacité d’intégrer systématiquement les problématiques RSE dans toutes réflexions immobilières. Qu’il s’agisse d’un mouvement à travers notamment le calcul de l’empreinte carbone des différentes alternatives ou dans le cadre de la reconfiguration d’un site à travers notre approche design circulaire.

Cette forte volonté d’associer différents savoir-faire en mode équipe projet et la forte implication de nos collaborateurs contribuent à notre positionnement différent sur le marché auprès des utilisateurs, mais aussi auprès des propriétaires que nous accompagnons à travers nos mandats de commercialisation pour un volume total de plus de 500 000 m², sans compter les nombreuses opérations de restructuration que nous opérons pour leur compte…

…ou encore l’accompagnement d’Espaces Ferroviaires et Keys Reim pour le développement de l’opération « 1mpulsion », 13 000 m2 de bureaux à Toulouse : autant d’opérations signées Colliers.

Quel(s) conseil(s) à un investisseur ?

Les investisseurs doivent trouver le ressort nécessaire pour sortir de leur sidération bien légitime compte-tenu de la gravité des crises inflationniste et maintenant géopolitique qui s’enchaînent depuis la crise sanitaire.

Depuis Lehman, la crise grecque, le Covid, le marché s’est ajusté « par le haut » avec les investisseurs revenant progressivement aux attentes de prix des vendeurs à la faveur des baisses successives de taux et de l’envol des SCPI/OPCI qui ont abreuvé de liquidités à faible coût le marché de l’investissement. Les vendeurs attentistes avaient eu raison…

Aujourd’hui, ces deux phénomènes ne sont plus, du moins à court/moyen terme. Et loin d’enterrer trop rapidement l’industrie de l’épargne foncière qui est structurellement porteuse compte tenu de la courbe démographique et de craindre le pire sur le plan des chocs inflationnistes liés aux désordres géopolitiques, il semble plus que probable que le marché devra opérer dans un environnement de taux différent avec des acteurs SCPI/OPCI moins voraces.

Dans ce cadre, sans baisse de taux et retour des fonds SCPI, il semble que le scenario le plus probable soit un ajustement qui se fera « par le bas » comme lors du « repricing » majeur constaté entre 1991 et 1995.

Dans ce contexte, l’attentisme pourrait être inopérant, voire délétère sur les valeurs de cessions, d’autant que sur certains actifs, les états locatifs risquent de se dégrader malgré un ILAT (Indice des loyers des activités tertiaires, ndlr) positif qui sauve un peu la dure réalité de la réduction des flux locatifs dans certaines zones géographiques. En revanche, si l’on regarde du côté de l’acquisition, l’évolution des prochaines années s’annonce bonne. La reconstitution de la liquidité et l’arbitrage des actifs (pour les raisons évoquées ci-dessus) semble être un chemin propice à une sortie de crise saine et rapide.

L’industrie entière fonctionne sur le mouvement et l’immobilisme prolongé, outre son inefficacité possible sur les valeurs de sortie, entraînerait la destruction d’un capital intellectuel et humain préjudiciable à long terme à l’industrie tout entière.

Le recalibrage des valeurs devrait toucher à sa fin d’ici 12 à 24 mois. C’est donc maintenant qu’il faut réfléchir et décider de son plan d’actions à long terme.

Cette (re)mise en action doit permettre d’identifier les immeubles à repositionner et/ou à arbitrer. Un exercice d’autant plus salutaire que les enjeux de décarbonation de l’immobilier montent en puissance tant du côté utilisateurs qu’investisseurs.

Il faut profiter de ce moment de marché pour identifier les opportunités car les potentiels vendeurs sont en passe de se dévoiler… là aussi, notre mission de conseil doit leur permettre de prendre la juste mesure du « repricing » nécessaire pour se positionner au mieux du marché.

Ludovic Delaisse (Colliers France) : « à l’investissement, il faut profiter de ce moment de marché »…