Depuis 2020 et la fin de la pandémie de Covid, les commerces semblent avoir amorcé un virage, comme s’il y avait un avant et un après. Comment décririez-vous cette nouvelle ère pour le secteur ?

Beaucoup de déclarations ont été faites sur le commerce à la sortie du Covid : que le e-commerce avait tué les magasins de proximité, que les centres commerciaux représentaient un modèle dépassé et obsolète. Cinq ans plus tard, la solidité du magasin physique est irréfutable. Deuxième constat : les prix ont augmenté, en moyenne, de 21 % depuis 2020, conséquence directe des conflits, des difficultés d’approvisionnement ou encore de l’augmentation du coût de l’énergie. La chaîne de valeur a été mise sous tension avec le retour d’une forte demande après la sortie du Covid, à commencer par les industriels, ce qui a eu pour effet cette explosion des prix. Le Covid a déstructuré le commerce mondial ; la chaîne logistique, longtemps sous tension, a mis du temps à réamorcer son démarrage. Avec cette hausse des prix, les ménages ont consacré une partie croissante de leurs revenus aux charges incompressibles, telles que le logement, l’énergie et l’alimentaire. Et ce, au détriment du commerce non-alimentaire. La beauté et la parfumerie, un temps délaissées, surperforment aujourd’hui, ce qui traduit un retour à une sociabilité normale avec ce que cela suggère d’attention portée à son apparence. Le sport et l’équipement de la maison, très en vogue pendant le Covid, ont connu un retour de balancier malgré une inflation revenue à 1,2 % ; il faut préciser que ces secteurs avaient connu un tel succès pendant le confinement qu’ils ne pouvaient que plafonner une fois le contexte revenu à la normale. Les arbres ne montent pas au ciel ! De plus, l’augmentation des taux d’intérêt a stoppé la construction dans le neuf et ralenti le parcours résidentiel et la mobilité des ménages, ce qui a logiquement freiné les achats d’équipements ménagers et le ralentissement de l’activité des cuisinistes, marchands de meubles ou de bricolage…

L’habillement constitue un autre secteur structurellement en crise. Comment l’expliquer ? Qu’est-ce qui fonctionne aujourd’hui ou, à l’inverse, ne trouve plus son public ?

Le marché de l’habillement était déjà impacté avant le Covid depuis une dizaine d’années, avec une baisse de la valeur globale. Le Covid a accéléré certaines tendances telles que le « sportswear », en phase avec les nouvelles habitudes professionnelles, au premier rang desquelles le télétravail. Intersport est devenu le plus gros acteur en ventes textile. Une enseigne comme Zara surperforme également. Inversement, le milieu de gamme est en souffrance chronique, avec plusieurs enseignes françaises qui ont fait faillite au fil des mois, comme Camaïeu, San Marina, Minelli… L’inflation a également favorisé l’essor du discount et du seconde main (Vinted), qui viennent capter une partie des volumes globaux vendus. La prime aux petits prix a encouragé le succès de marques comme Action, la Foir’Fouille… Les clients n’ont pas arrêté d’acheter, mais ils dépensent différemment ; ils se tournent vers des produits moins chers dans des enseignes permettant d’acquérir dix articles plutôt que cinq pour le même prix ailleurs. Nous tendons vers un modèle de consommation par compensation.

Parvenez-vous à établir des prévisions pour les mois à venir concernant le commerce, dans le contexte de chute de l’inflation et de stabilisation des taux d’emprunt ?

Le marché du logement ancien devrait repartir grâce à la baisse des taux. Le taux de chômage baisse aussi, ce qui est encourageant. Enfin, l’épargne n’a jamais été aussi élevée, atteignant 17,9 % de revenus épargnés. La seule incertitude demeure le contexte politique, qui peut inciter à une certaine frilosité des Français. Mais nous sommes confiants pour la reprise du marché…

Pour revenir sur le sujet des enseignes de milieu de gamme, les observateurs ont le sentiment qu’un fossé social se creuse entre deux catégories de consommateurs aux antipodes l’une de l’autre : les plus nantis qui font tourner l’industrie du luxe et les moins favorisés qui se tournent massivement vers le « hard discount ». Est-ce également votre lecture de la situation ?

Si l’on se place côté consommateur, la situation n’est pas aussi binaire. Les plus aisés ne consomment pas uniquement du luxe, c’est même une petite partie de leurs achats. Surtout que la France reste un marché minoritaire au niveau mondial sur le segment du luxe. De plus, les consommateurs se tournant vers le discount n’appartiennent pas qu’aux classes les moins favorisées, c’est un mythe. C’est même devenu tendance, un peu comme les courses chez Lidl il y a quelques années. Le spectre des consommateurs est large, car faire de bonnes affaires est perçu positivement par la société, c’est quelque chose de valorisé, de même que le marché du seconde main pour des motifs écologiques et de respect de l’environnement. Côté entreprises, il faut être vigilant à ne pas tomber dans une surenchère du discount, au risque de ne pas pouvoir diminuer les volumes produits, ce qui serait néfaste pour la planète. Il existe une vraie prime au pas cher, avec des cas extrêmes comme le « fast fashion », symbolisé par des boutiques en ligne telles que le Chinois Shein ; la fabrication des vêtements est rapide, systématisée, avec des collections et des stocks sans cesse renouvelés et un roulement incessant des articles proposés, à des prix très bas.

Quel regard portez-vous sur les ventes via internet et leur évolution, après leur fort essor pendant le Covid ?

Pendant la pandémie, l’achat sur internet représentait le seul moyen d’acheter, il était donc logique qu’il se développe de façon massive et que les chiffres explosent. Des acteurs faisaient jusqu’à +300 ou +500 % grâce aux ventes sur le web. Mais cela ne signifiait rien statistiquement parlant, le contexte étant hors norme. De 9 % avant le Covid, les ventes sur internet ont atteint environ 15 % un ou deux ans après, une fois l’explosion du phénomène passé. Il y a donc eu une augmentation du taux de pénétration, mais le taux de croissance du web s’est arrêté. Ce qui est préoccupant, c’est que la vente à distance profite avant tout aux grandes plateformes de « marketplace » internationales, comme Shein ou Temu. La course au prix le plus bas rend la concurrence difficilement soutenable pour les commerçants, concurrencés par ces plateformes étrangères aux méthodes agressives et aux coûts de production bas.

La fréquentation des centres commerciaux semble en berne, alors même que les ventes sur site sont en hausse. Comment expliquez-vous ce qui paraît, de prime abord, comme contradictoire ?

Déjà, il faut faire attention à ne pas confondre e-commerce et utilisation du digital. Les consommateurs se renseignent de plus en plus en amont sur le digital avant de se déplacer en magasin, ce qui fait qu’ils savent exactement dans quelle boutique ils doivent se rendre pour avoir tel ou tel produit. Il est là, le changement de paradigme. Internet sert à regarder les avis, comparer, se renseigner… Là où auparavant dix personnes entraient dans un magasin pour cinq qui repartaient avec un produit, aujourd’hui neuf ne ressortent pas les mains vides… Les gens ne viennent plus pour flâner comme avant, déambuler sans but comme s’ils étaient dans un parc ; ils ciblent en amont ce dont ils ont besoin et ne se déplacent qu’une fois identifiés les lieux de vente. Les commerçants doivent être attentifs aux ruptures de stocks et actualiser leur site internet quotidiennement pour ne pas faire déplacer un client pour rien, ce qui générerait chez lui un sentiment de frustration et d’éventuels commentaires négatifs. L’achat d’impulsion doit également être favorisé, de même qu’un bon accueil de la clientèle. C’est le sens du commerce de demain…

Emmanuel Le Roch (Procos) : "le Covid a destructuré le commerce mondial !"