Durant de nombreuses années, les politiques publiques ont facilité la réalisation des projets d’accession à la propriété des ménages pauvres et modestes[2], ceux-ci rencontrant évidemment les plus grandes difficultés (budgétaires et financières) à accéder à un logement en tant que propriétaire. La question qui est souvent posée étant alors de savoir si une telle stratégie est raisonnable (au-delà de la mise en œuvre du droit au logement si souvent négligée), compte tenu du coût budgétaire qu’elle est censée représenter pour les finances publiques. Cependant, sur nombre de territoires l’accession à la propriété constitue la seule possibilité dont disposent ces ménages pour se loger, mais sans que cela ne se traduise par des situations de surendettement préoccupantes pour eux, au-delà de l’impact habituel des risques de la vie. D’autant que sur ces territoires, les prix d’achat des logements sont plus faibles qu’ailleurs et que partout, l’évolution des conditions de crédit a permis de contenir (et même de faire reculer fortement) les taux d’effort supportés.

Néanmoins, les évolutions constatées depuis quelques années dans les dispositifs publics de soutien à l’accession (suppression des aides personnelles, forte dégradation du PTZ), dans les conditions d’accès au crédit (recommandation du HCSF et, donc, relèvement du niveau des apports personnels exigés), dans la situation économique et monétaire et, plus récemment, dans la mise en œuvre de la stratégie du « zéro artificialisation nette » et dans l’empilage de nouvelles normes ont nettement dégradé les flux de l’accession à la propriété des ménages pauvres et modestes, sans qu’un effort public supplémentaire (une augmentation significative de la construction locative sociale, par exemple) ne vienne compenser cela.

Et comme ces ménages primo accèdent largement à la propriété, ces évolutions ont provoqué une chute inédite de la primo accession. Pour autant, cette chute n’a pas concerné que les ménages pauvres et modestes. Les ménages aisés ont aussi été impactés, alors que le niveau de leurs revenus les tient a priori à l’écart des évolutions ayant affecté les plus modestes. Et, évidemment, ce n’est pas la remise en cause des aides publiques qui les a contrariés, mais bel et bien la mise en œuvre du rationnement de l’accès au crédit décidé par la Banque de France.

Comme chaque année depuis 1979, l’Observatoire du Financement du Logement[3] (Institut CSA) permet d’analyser en détail les évolutions intervenues dans les flux de l’accession et de la primo accession à la propriété.

Les ménages pauvres et modestes d’après l’Insee

La chute de l’accession à la propriété : une stratégie publique ?

Jusqu’en 2019, l’amélioration des conditions de crédit et l’assouplissement des conditions d’octroi des prêts décidé par les établissements de crédit avaient permis de compenser l’augmentation pratiquement ininterrompue des prix des logements amorcée au début des années 2000 et la remise en cause des soutiens publics à l’accession à la propriété (dont notamment, la suppression de l’APL-accession dès 2018). Avec 891 500 accessions réalisées en 2019, l’activité s’était établie à 55 % au-dessus du point bas de l’année 2012. Et dans le même temps, les flux de la primo accession à la propriété se sont vigoureusement redressés, pour s’établir à 630 400 unités (plus du double des niveaux des années 1992 à 1995), au plus haut que l’OFL avait eu à connaître jusqu’alors.

Mais à partir de 2020, les candidats à l’accession à la propriété ont dû affronter le choc de la crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales, ainsi que l’impact du resserrement de l’accès au crédit décidé par la Banque de France ; puis en 2021, le redémarrage de l’inflation provoqué par les désordres économiques nés de la crise sanitaire et la remontée des taux des crédits immobiliers[4] ; avec, dès le début de l’année 2022, la mise en œuvre de la recommandation du HCSF de décembre 2019 devenue obligatoire ; le déclenchement de la guerre en Ukraine, le changement de stratégie monétaire de la BCE (avec la hausse de ses taux de refinancement), le renforcement de l’inflation et l’augmentation rapide des taux des crédits immobiliers. L’année 2023 ayant connu une aggravation de tous ces déséquilibres, sans que les pouvoirs publics ne viennent en atténuer les conséquences négatives sur l’accession à la propriété : ils ont même accentué les conséquences de l’ensemble par la mise en œuvre de nouvelles normes dans le secteur de la construction (la RE2020, par exemple), par une dégradation supplémentaire du PTZ, par la mise en œuvre de la stratégie du Zan…

Le recul de l’accession dans l’ancien a évidemment été particulièrement rapide en 2023, avec -111 800 unités (-18,2 %) : donc à un rythme comparable à celui constaté en 2008 au plus profond de la crise économique et financière internationale venue des Etats-Unis (avec -110 200 unités et -18,7 %). En revanche, la baisse de l’accession à la propriété dans le neuf a été nettement plus rapide qu’en 2008, en raison principalement de l’absence de soutien des pouvoirs publics permettant de la ralentir (voire de la contrarier, comme ce fut le cas en 2009 : avec -66 200 accessions en 2023 (-34,8 %), contre -35 000 unités en 2008 (-13,7 %).

Ce sont alors les flux de la primo accession qui ont été le plus fortement impactés par la chute du marché, compte tenu des exigences d’apport personnel imposées par la Banque de France : -121 900 unités en 2023 (-24,2 %), contre -60 100 unités en 2008 (-11,3 %) lorsque les pouvoirs publics avaient choisi de préserver (autant que possible) la primo accession à la propriété afin d’éviter une crise de l’accès au logement. La part des primo accédants à la propriété a donc reculé en 2023 à 60,8 %, contre 70,7 % en 2019, pour descendre et à son point le plus bas depuis le milieu des années 2000.

Et le mouvement de recul des flux de l’accession s’est poursuivi en 2024, même si la baisse n’a été que de 16 000 unités (contre 178 000 en 2023). La totalité de cette baisse a toutefois été imputable à la nouvelle dégradation du marché du neuf, alors que le marché de l’ancien a progressivement repris des couleurs dès le printemps pour bénéficier d’une stabilisation de son activité. En effet, en dépit de la baisse des taux des crédits immobiliers et de l’allongement de la durée des crédits octroyés, la demande de crédits des candidats à l’accession est restée bridée par le rationnement de l’accès au crédit décidé par la Banque de France : et le taux d’endettement immobilier (les crédits nouveaux aux particuliers, hors les rachats et les renégociations, rapportés au revenu disponible des ménages) est redescendu à son niveau du début des années 2000, 25 années en arrière !

Les difficultés de l’accession des ménages pauvres… et des ménages aisés

Depuis 2019, le recul de l’accession à la propriété a été général. Et si tous les candidats à l’accession en ont été affectés, ce sont les ménages pauvres (D1) et les ménages aisés (D10) qui ont enregistré le repli le plus rapide des flux de l’accession.

Le nombre d’accédants pauvres a fortement reculé durant cette période (suppression de l’APL-accession et recentrage du PTZ, notamment) : il s’est réduit de 42,1 % (contre 29,8 % pour l’ensemble) et son poids parmi l’ensemble des accédants est descendu à 2,7 % (contre 4 %, en moyenne, sur longue période). Le choc est comparable à celui des années 2012 à 2014, lorsque la politique du logement s’est recentrée sur les espaces métropolitains, tout en réduisant ses interventions en faveur de l’accession à la propriété. En revanche, ces accédants n’ont pas été affectés par le resserrement de l’accès au crédit voulu par la Banque de France : les plans de financement de leurs projets d’accession n’accordant, en fait, qu’une place limitée aux financements bancaires classiques.

Dans le même temps, le nombre d’accédants aisés (D10) a aussi reculé très rapidement : de 42,9 %, le poids de ces accédants s’établissant à 15,5 % en 2023 (contre 18,4 % en moyenne). En dépit de la volonté des banques de redynamiser un secteur sinistré, le renforcement des difficultés rencontrées par ces ménages pour accéder au crédit a été notable depuis 2019 : les niveaux des prix des logements convoités (des « beaux » appartements dans des quartiers recherchés ou des maisons bien situées et de très bons confort) et la rigidité des prix de l’ancien à la baisse ont rendu délicat le respect des exigences concernant la limitation du taux d’effort (la recommandation du HCSF). D’autant que le blocage du marché de l’ancien, donc le renforcement des difficultés de revente des biens dans le cas d’une mobilité résidentielle, a rendu plus difficile la recherche des biens habituellement désirés. Car en général, par le passé, le niveau d’endettement de ces accédants (compte tenu du coût des logements acquis) laissait ressortir des taux d’effort largement supérieur à la limite supérieure imposée par le HCSF : surtout à partir de janvier 2022, lorsque la mise en œuvre de la recommandation est devenue obligatoire. Et pourtant, les défauts de remboursement de ces emprunteurs étaient négligeables. Le blocage du marché de la revente, la recommandation et la rigidité des prix ont donc lourdement pesé sur cette catégorie d’accédants.

Les autres catégories de ménages (D2 à D7) ont aussi souffert du renforcement des difficultés d’accéder à la propriété. Jusqu’alors, ces ménages avaient largement bénéficié de l’expansion des flux de l’accession et de l’élargissement de l’accès au crédit immobilier constaté après la crise des années 2008-2009 : l’amélioration des conditions de crédit et l’assouplissement des contraintes d’apport personnel décidé par les banques avaient permis une hausse de 70,8 % du nombre des accédants modestes et aux revenus moyens (contre +57,4 % pour l’ensemble des ménages), expliquant plus de 60 % de la hausse des flux de l’accession constatée entre 2009 et 2019. Le rationnement du crédit immobilier a alors entravé la réalisation des nouveaux projets. Mais ces ménages acquièrent des logements plus fréquemment situés sur des marchés moyennement déséquilibrés, avec la possibilité de déplacer géographiquement le lieu de réalisation de leur nouvel achat : et souvent un coût d’opération plus faible, donc un desserrement partiel de la contrainte de taux d’effort… sans pour autant dégrader le niveau de qualité initialement fixé (sécurité, environnement, voisinage, équipements collectifs…). Cela a, bien sûr, bouleversé les marchés locaux de l’habitat, contribué à l’entretien des pressions sur les prix (à l’inverse de l’effet recherché par la Banque de France), accentué les processus d’éviction des clientèles locales… Mais, au total, les flux de l’accession de ces catégories de ménages ont relativement bien résisté !

Une chute inédite de la primo accession à la propriété

Ce sont les flux de la primo accession à la propriété qui ont le plus fortement reculé depuis 2019 : fortement impactés par la (nette) dégradation des aides publiques à l’accession et aussi (et surtout !) par les exigences d’apport personnel imposées par la Banque de France, les effectifs ont diminué de 39,6 % (-29,8 % pour l’ensemble de l’accession). Dans le temps, les flux de la secundo accession ont bien moins souffert de la récession du marché : avec une baisse de seulement 6,1 % (-16 000 unités au total, contre -249 600 pour la primo accession), à la différence des évolutions observées en 2008 lorsque les interventions publiques s’étaient fixées pour objectif de limiter la chute de la primo accession afin de contenir l’impact de la crise mondiale sur les conditions de logements des ménages, de tous les ménages.

La part des primo accédants à la propriété a donc fortement diminué entre 2019 et 2023 : pour s’établir à 60,8 % (70,7 % en 2019), à son point le plus bas depuis le milieu des années 2000.

En général, la part des primo accédants parmi les ménages qui réalisent leur projet diffère très nettement selon le niveau de vie des emprunteurs : entre la catégorie des accédants pauvres (D1) et celle des accédants aisés (D10), le pourcentage de primo accédants varie pratiquement du simple au double.

Ne pas soutenir la primo accession à la propriété des ménages pauvres et modestes aux revenus moyens (soit au moins 50 % des candidats à une accession) en période de crise économique et financière majeure (par un renforcement du PTZ ou le rétablissement de l’APL accession, par exemple), c’est donc choisir de contribuer à la dégradation de leurs conditions de logement et au renforcement de leurs difficultés d’accès à un logement décent et indépendant, sans pour autant leur proposer des solutions alternatives. C’est donc laisser se renforcer une crise de l’accès au logement particulièrement aigüe pour les ménages dont les niveaux de ressources ne leur permettent pas de se loger sans aide, une crise qui depuis douze années se nourrit des abandons de la politique du logement et des « plans de relance » voués à l’échec dès leur présentation en l’absence des moyens nécessaires et, surtout, de la volonté politique de faire. C’est voir tous les territoires de la République déstabilisés par cette crise, même les espaces ruraux et les petites villes de la province, abusivement présentés comme des lieux d’harmonie et d’équilibre afin de justifier leur abandon par la politique du logement au bénéfice des grandes agglomérations.

Une des illustrations de cette stratégie de l’abandon reste, évidemment, la chute des soutiens à la primo accession par le PTZ (sans oublier, évidemment, les conséquences dévastatrices du rationnement du crédit mis en place par la Banque de France). Si on se limite aux ménages pauvres et modestes (D1 à D3), durant les années 2010-2011 de sortie de la crise des années 2008-2009 plus de 75 % des primo accédants avaient bénéficié d’un PTZ neuf ou ancien : à partir de 2019, le nombre de PTZ accordés à ces ménages n’était plus que de 17 500 unités par an, en recul de près de 80 % par rapport aux années 2010-2011 ; le nombre de primo accédants a alors reculé de 64 % entre 2019 et 2023 ; et la part des primo accédants bénéficiant d’un PTZ était descendue à 14 %.

En guise de conclusion

Le rôle et la place de l’accession à la propriété paraissent essentiels dans le cadre d’une politique du logement visant la mise en œuvre d’un droit au logement[5] permettant de répondre à l’ensemble des demandes, respectant le choix du statut d’occupation du logement et veillant à ce que le poids de la dépense pour se loger reste supportable pour l’ensemble des ménages.

Bien sûr, en dépit de textes législatifs toujours en vigueur et guère modifiés durant les vingt dernières années, une grande partie de l’administration du Logement et des Finances estime que la politique du logement ne doit se préoccuper que du logement locatif social et, plus récemment compte tenu des difficultés budgétaires, du locatif intermédiaire. Une position par ailleurs partagée par un certain nombre d’observateurs et de spécialistes du secteur.

Pourtant, durant le dernier quart de siècle et en dépit des crises qui se sont succédées à des intervalles irréguliers, les flux de l’accession à la propriété ont représenté 51 % du niveau total de la construction (36 % pour la seule primo accession) et 78 % du nombre de logements anciens acquis par des particuliers (49 % pour la seule primo accession). Depuis le début du siècle, ce sont donc 17,6 millions de ménages qui ont accédé à la propriété (dont 11,5 millions de primo accédants) ! Et durant ces années, 3,1 millions de ménages pauvres et modestes (D1 à D3) ont pu accéder à la propriété.

On conçoit aisément à la lecture de ces quelques données qu’un affaiblissement des flux de l’accession et/ou de la primo accession à la propriété déclenche une vague récessive lourde de conséquences pour l’ensemble de l’économie immobilière. Tout cela est évidemment connu. Et par le passé, les pouvoirs publics se sont généralement efforcés de limiter le risque de dégradation de l’accession à la propriété. Sauf que depuis le début des années 2010, les décideurs ont choisi d’oublier. La crise d’aujourd’hui illustre les conséquences d’un oubli pour le moins fâcheux !

[1] Conseiller Scientifique de l’Institut CSA.
[2] Voir par exemple : Michel Mouillart et Véronique Vaillant, « Etre pauvres et accéder à la propriété, un rêve devenu plus difficile à réaliser », « Immoweek », 11 décembre 2023.
[3] Chaque année, l’Observatoire du Financement du Logement (OFL) collecte auprès des établissements bancaires les dossiers de financement de 100 000 achats immobiliers (en moyenne) destinés à l’accession à la propriété, dans le neuf ou dans l’ancien : cela permet de connaître pour chaque opération immobilière réalisée, le coût de l’opération (dont les frais dits « de notaire », les frais d’agence, les droits et taxes…), les caractéristiques de son financement bancaire (nombre de crédits et pour chacun d’entre eux : montant, taux, durée…), l’apport personnel mobilisé, l’éventuelle revente préalable d’un autre bien immobilier, la situation familiale et professionnelle précise et détaillée du ménage, ses revenus, la localisation de l’opération… L’ensemble, bien sûr, dans le respect des contraintes du secret statistique imposées par la CNIL.
[4] Dans les faits, une partie de la demande ne s’est pas réalisée en 2020 compte tenu des difficultés rencontrées et s’est reportée sur l’année 2021. Pour autant, et au-delà de ce rattrapage d’activité, le mouvement de recul de l’accession était nettement engagé. D’ailleurs, une fois l’impact des reports de demandes insatisfaites en 2020 absorbé, l’activité des marchés immobiliers a commencé à clairement se dégrader : les ventes des constructeurs de maisons individuelles et des promoteurs immobiliers ont reculé, ainsi que le nombre de compromis signés dans l’ancien et le nombre de prêts bancaires accordés. Et, dans le même temps, les difficultés d’approvisionnement et l’augmentation des coûts des matériaux se sont renforcées dans la construction, l’entrée en vigueur de la RE2020 est venue surenchérir les coûts de construction (dans l’individuel), les taux des crédits immobiliers ont amorcé leur remontée et la reprise économique a commencé à s’essouffler.
[5] Code de la construction et de l’habitation/Livre III/Article L301-1 : version en vigueur au 1er janvier 2024

I. – La politique d’aide au logement a pour objet de favoriser la satisfaction des besoins de logements, de promouvoir la décence du logement, la qualité de l’habitat, l’habitat durable et l’accessibilité aux personnes handicapées, d’améliorer l’habitat existant, de favoriser la rénovation énergétique des bâtiments et de prendre en charge une partie des dépenses de logement en tenant compte de la situation de famille et des ressources des occupants. Elle doit tendre à favoriser une offre de logements qui, par son importance, son insertion urbaine, sa diversité de statut d’occupation et de répartition spatiale, soit de nature à assurer la liberté de choix pour toute personne de son mode d’habitation.

II. – Toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières, en raison notamment de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’existence, a droit à une aide de la collectivité pour accéder à un logement décent et indépendant ou s’y maintenir.

La chute de la primo accession à la propriété : les pauvres, mais aussi les ménages aisés !