La chute de la construction est inédite, tant par sa brutalité que par sa rapidité à détruire une partie de l’appareil de production. Et durant des années, au-delà des déclarations de circonstances, les pouvoirs publics n’ont guère cherché à en atténuer les conséquences. Pourtant les difficultés d’accéder à un logement se sont renforcées, la qualité des logements ne s’est pas améliorée et le déficit en logements s’est accru comme rarement par le passé[1]. Et il faut remonter loin dans l’histoire du secteur pour retrouver une telle situation.

Il est vrai que depuis une quinzaine d’années, le système statistique destiné à renseigner sur le niveau de la construction s’est fortement dégradé. Au point de ne plus trop savoir combien la France construisait de logements chaque année. Ce qui aurait été pour le moins gênant si le choix d’une politique du logement ambitieuse avait été fait. Bien sûr des stratégies alternatives à la construction de logements se sont imposées, comme par exemple les multiples plans de rénovation/d’amélioration et d’entretien des logements. Mais sans que l’efficacité économique et sociale de ces choix n’ait été évaluée ou que leur capacité à réduire significativement le déficit en logements actuel n’ait été établie.

Une vieille histoire, la dérive de Sit@del !

Il a toujours été difficile d’analyser la situation et les évolutions de la construction de logements en France. Une des dernières corrections apportées par le SDES (Service des données et études statistiques/statistique publique de l’énergie, des transports, du logement et de l’environnement) à la fin du mois de janvier 2025 sur les estimations du niveau de la construction de l’année 2024 qu’il avait lui-même présentées un mois plus tôt avait ravivé de mauvais souvenirs.

Car la pratique de l’auto-remise en cause par la SDES de ses propres statistiques de construction s’est répétée d’année en année, depuis qu’en 2015 le système Sit@del avait été revu et modifié pour mettre fin à une dérive que les pouvoirs publics avaient mis tant de temps à reconnaître. Et toutes les corrections apportées jusqu’en janvier 2025 sur le niveau des commencés n’avaient pas été qu’anecdotiques. Par exemple, les révisions de janvier 2024 et de janvier 2025 avaient laissé ressortir un écart global de 124 200 logements sur la période 2019-2024, soit 7 % du total des mises en chantier « estimé » durant ces années (et même 10,4 % pour la seule années 2024).

Mais l’amélioration des conditions de crédit et l’intérêt porté par les banques au secteur de la construction (un allègement significatif des taux d’apport personnel, notamment) auraient dû permettre de comprendre le rebond d’une partie des commencés (la construction de maisons individuelles et le frémissement dans la promotion privée) constaté durant les premiers mois de 2025. D’ailleurs, les mesures en faveur de la construction (et principalement l’accession à la propriété) adoptées par le Parlement participaient normalement à cette reprise dès avril 2025. Et les chiffres de la construction publiés jusqu’en août dernier semblaient soutenir cette analyse.

Néanmoins, les évolutions constatées d’après les publications du SDES ne pouvaient qu’interroger : car la dérive de Sit@del2 qui aurait pu/dû (?) prendre fin avec la « révision » présentée en février 2025 se poursuivait[2]. Avant la « révision », le niveau de la construction pour 2024 publié en janvier 2025 (suivant le calendrier habituel) indiquait 263 300 mises en chantier ; un mois plus tard, après la « révision », le niveau de la construction pour 2024 avait bondi pour s’établir à 290 800 unités. Mais comme le SDES ne réussissait pas à stabiliser les chiffres de la construction, même d’un mois sur l’autre, la présentation des statistiques de la construction à fin juillet 2025 (publication du 28 août) revenait déjà sur cette « bonne nouvelle » et n’évaluait plus qu’à 280 3000 le nombre des ouvertures de chantier en 2024 ! En six mois, le nombre de logements commencés en 2024 avait chuté de plus de 10 000 unités… et beaucoup cherchaient désespérément le chiffre (le vrai ?) auquel il fallait se raccrocher.

Certes les aléas statistiques sont nombreux et les méthodes du SDES sont généralement fragiles (par exemple, construire un modèle sur le passé et le projeter « mécaniquement » pour connaître l’avenir), mais cela ne peut qu’impacter l’analyse de la conjoncture et les prévisions de tous ceux qui doivent prendre des décisions : non pas pour reconstruire le passé, mais pour construire l’avenir. Et cette situation n’a que trop ancré l’idée (tout de même pertinente) qu’on ne savait pas trop combien la France construisait de logements.

Une « réforme » moderne grâce à l’IA ?

Cependant comme la dérive de Sit@del2 qui devait prendre fin avec la « révision » de février 2025 s’est poursuivie et le chiffrage du niveau de la construction est resté aléatoire, le SDES a présenté une nouvelle version de Sit@del2 (Sit@del2/DRE++) publiée le 30 septembre 2025 avec les chiffres de la construction à fin août. Cette dernière a largement amputé la reprise qui se dessinait d’après les statistiques de la construction publiées jusqu’alors, sans toutefois garantir que la « nouvelle » méthode utilisée (une boîte noire à « haute technologie ») ne dérivera pas à son tour (comme pourtant les publications récentes en témoignent).

Cette nouvelle « évolution » de Sit@del2 proposée avec la publication des chiffres de la construction à fin août 2025 qui présente des séries de commencés dites en DR++ fait ressortir son lot de « nouveautés » (surprises ?).

Pas sur la méthode : « à compter de septembre 2025, les estimations à date réelle des autorisations et des mises en chantier s’appuient sur une nouvelle méthodologie fondée sur un modèle d’apprentissage. La nouvelle méthode d’estimation utilise les mêmes informations que la précédente mais de façon plus optimisée ». Car en fait, l’approche était attendue : depuis la grande réforme de l’Equipement et de l’administration territoriale, le remplacement des effectifs par une machine étant inscrit dans la logique des promoteurs de la « modernisation » de l’Etat.

Mais parce que les nouveaux chiffres de la construction reviennent à leur niveau d’avant la « réforme » de février 2025, donc ceux qui prévalaient encore en janvier 2025 !

Quoiqu’il en soit, avec Sit@del2/DR++ le niveau de la construction est maintenant établi à partir de modèles « entraînés sur les données consolidées jusqu’à 2016 et la période 2016-2020 a été utilisée comme jeu de test afin de vérifier si le modèle était capable de prédire correctement le nombre de logements mis en chantier réels ». Une telle démarche est pour le moins « audacieuse » : il ne reste plus qu’à souhaiter que l’IA soit suffisamment intelligente pour s’adapter à un monde nouveau pas toujours comparable à l’ancien, celui d’il y a dix ans, même si elle continue à bien apprendre et à comprendre la complexité de ce secteur !

Ainsi à fin août 2025, le SDES estime le niveau de la construction de 2024 à 261 100 logements (série brute). Donc un petit peu moins que celui de 1954 (263 800 commencés), le nombre de logements commencés le plus faible observé jusqu’alors, juste avant le lancement du 2ème Plan qui allait engager le France dans les années de la reconstruction. Et la publication du SDES de la fin novembre (« Résultats de la construction à fin octobre », Stat Info, n° 779) a validé cette estimation, même si la modification du niveau des commencés en 2024 semble avoir repris, quoiqu’à un rythme très lent (pour l’heure, au rythme de 6 000 par an !) : désormais, et jusqu’à une prochaine publication, il y eu 261 600 mises en chantier en 2024.

Bien sûr, la nouvelle version de Sit@del2 (Sit@del2/DRE++) a largement amputée la reprise qui s’était amorcée du temps de Sit@del2. Mais la crise actuelle de la construction a été inédite compte tenu du choix de l’Etat de n’intervenir qu’a minima durant sept années, alors que l’appareil de production se désagrégeait au vu et au su de tous et que la crise quantitative du logement se diffusait partout sur le territoire national et renforçait un déficit en logements conséquent et maintenant reconnu par le SDES lui-même[3].

Un déficit en logements particulièrement élevé

Evidemment le niveau de la construction a amorcé une lente et périlleuse remontée. En supposant que Sit@del2/DR++ confirme ce rétablissement et qu’à l’avenir on puisse savoir combien la France construit de logements chaque année, le nombre de commencés devrait s’établir autour de 274 000 unités en 2025. Un peu plus qu’en 1954, mais bien moins qu’en 1955 (281 300 unités).

Mais cette reprise sectorielle risque de rester (trop) modeste compte tenu des moyens budgétaires mobilisés : moyens rares et toujours exposés aux régulations budgétaires et aux annulations de crédit, compte tenu d’un contexte budgétaire peu favorable à la mise en œuvre d’une politique du logement ambitieuse. D’ailleurs, en supposant l’absence d’annulations budgétaires en défaveur du secteur du logement et/ou la création de dispositifs fiscaux ou réglementaires dissuasifs, la construction ne réussira même pas en 2028 à revenir à son niveau des années 2000-2001 (337 000 unités), en-deçà de celui de 2014 après la mise en œuvre des dispositions de la Ministre du Logement de François Hollande (336 800 unités) ou de celui de 2009 (345 600 unités) lors de la crise économique et financière internationale venue des Etats-Unis, et très loin de celui de 2020 (369 600 unités) lors de la crise sanitaire !

Et quoiqu’il en soit, cette reprise (embellie ?) ne permettra pas de résorber le déficit en logements actuel. D’après le SDES[4], le niveau des besoins en logements associés à des situations de non-logement et de mal-logement n’est guère négligeable : fort de 1,47 million logements, ce déficit mesure ce que sont les conséquences d’une insuffisance du niveau de la construction pendant plusieurs années. En ne construisant pas suffisamment, pendant une longue période, les conséquences sont nombreuses : dérèglement des mécanismes de formation des prix et des loyers, renforcement des tendances à l’éviction des ménages modestes des espaces urbains centraux, aggravation des difficultés d’accès à un logement, amplification et dégradation des situations d’hébergement forcé, aggravation de la suroccupation des logements, accentuation du mal logement, maintien en service d’un parc énergivore…

Les indicateurs de déséquilibre et de dysfonctionnement se retrouvent d’ailleurs dans l’énumération des composantes du non-logement et du mal-logement analysées par le SDES et dans le chiffrage du nombre de logements supplémentaires nécessaires pour résorber les situations associées : l’absence de logement et la permanence d’un habitat de fortune, 170 000 logements ; les situations de cohabitation subie, 600 000 logements ; le nombre de résidences principales trop petites sans possibilité d’aménagement, 300 000 logements, ou très dégradées sans possibilité de réhabilitation, 400 000 logements. Ces deux dernières composantes rappelant qu’une stratégie de rénovation/d’amélioration et d’entretien du parc de logements ne peut se substituer durablement à un effort de construction.

D’ailleurs, résorber le déficit en logements prendrait plus de cinq années si on y consacrait la totalité de la construction nouvelle ! Et près de trois années si on se limitait à la seule résorption des résidences principales trop petites ou trop dégradées et sans possibilité d’amélioration… Mais alors dans ce temps, la demande nouvelle resterait insatisfaite et la crise du logement ne ferait que se durcir.

Construire, construire, construire !

Il ne semble guère possible de faire face à la demande de logements qui persiste sans construire, au-delà des conclusions un peu rapides estimant qu’il ne suffirait que de quelques dizaines de mises en chantier chaque année (suivant un des scénarii de l’Ademe) si la stratégie de rénovation/d’amélioration et d’entretien était amplifiée[5]. Surtout qu’au-delà du comptage des aides publiques (en dépenses budgétaires, voire parfois en nombre de logements concernés), la stratégie de réinvestissement sur le parc de logements n’est pas forcément très lisible au plan quantitatif : à l’instar du chiffrage du nombre de passoires thermiques, on ne connaît qu’approximativement le nombre de logements ayant été rénovés/réhabilités chaque année ; et on ignore l’impact précis (économique, technique, social…) que cela a pu avoir sur l’état et le vieillissement du parc de logements (l’exemple des logements « palulolisés » en constitue une illustration).

En revanche durant les années récentes, entre 2017 et 2025, le niveau du déficit en logements a cru très rapidement : + 320 000 unités au total ; durant la crise économique et financière internationale, entre 2007 et 2010, le déficit s’était accru de 140 000 unités. Et suivant les tendances de la construction attendues d’ici 2028, ce seront 180 000 logements supplémentaires qui viendront enfler le déficit.

D’ailleurs, s’appuyant sur les évaluations de l’ensemble des besoins en logements proposées par le SDES, ce sont entre 428 000 (scénario central) et 472 000 logements (variante haute) qu’il faudrait (aurait fallu) construire chaque année entre 2020 et 2030 ; puis entre 346 000 (scénario central) et 418 000 logements (variante haute) de 2030 à 2040. Néanmoins, compte tenu du retard de construction constaté depuis de nombreuses années, le scénario le plus probable serait celui de la variante haute, avec un niveau de besoins se situant à l’avenir entre 418 000 et 472 000 logements chaque année ! Surtout si on ne néglige pas l’importance des flux migratoires extérieurs ou de la prise en compte des migrations climatiques dont l’intensité ne peut que se renforcer à l’avenir, sans oublier les migrations « économiques » qui seront progressivement encouragées afin de faire face au vieillissement de la population et aux besoins de main d’œuvre en résultant.

Dans les prochaines années, il faudrait donc construire beaucoup sur tous les territoires, pour tous les ménages et pendant longtemps. Mais il n’est pas certain que les décideurs publics nationaux (et souvent locaux) soient prêts à cela. Et pourtant, on peut être certain des conséquences qu’il y aurait à ne pas faire.

[1] « Une chute de la construction de logements inédite », « Immoweek », Chronique, 7 mai 2024.
[2] « Construction de logements : Sit@del à la dérive », « Immoweek », Chronique, 6 mars 2025.
[3] « Besoins en logement : en route pour la réhabilitation ! », « Immoweek », Chronique, 26 août 2025.
[4] Béatrice Boutchenik et Guillaume Rateau, « Besoins en logements à horizon 2030, 2040 et 2050 », SDES, Collection Etudes, juin 2025.
[5] « Un besoin de logements durablement élevé », « Immoweek », Chronique, 27 avril 2022.

"Combien construit-on de logements en France ?" par Michel Mouillart