Jamais le fossé n’était apparu aussi béant entre, d’un côté, un exécutif toujours au petit trot sur la question du logement (voire quasiment à l’arrêt) et, de l’autre, des parlementaires de plus en plus volontaires et sincèrement inquiets de la tournure que sont en passe de prendre les événements. La chambre haute a décidé de consacrer presque trois heures de débats à la thématique, dans l’intimité de sa commission des affaires économiques. Au micro : Dominique Estrosi Sassone, comme toujours aux premières loges lorsqu’il s’agit d’évoquer le sujet. Devant elle, six professionnels invités à s’exprimer à tour de rôle pour décrire la situation et émettre quelques pistes pour s’en sortir, à la fois structurelles et conjoncturelles : Marianne Louis (directrice générale de l’USH) ; Didier Bellier-Ganière (délégué général de la FPI) ; Loïc Chapeaux (directeur des études économiques de la FFB) ; Loïc Cantin (président de la Fnaim) ; Robin Rivaton (économiste) et Christophe Robert (directeur général de la Fondation Abbé Pierre).

Le malthusianisme de la construction

C’est Marianne Louis qui a ouvert le bal des interventions, décrivant une « crise omni-segments » dont le secteur social n’est qu’une composante, un maillon de la chaîne. « Je fais remonter les débuts de la crise du secteur HLM à 2017, à la suite de la réduction des APL. Cette dernière a été compensée pour les locataires par une baisse des loyers ayant engendré un manque à gagner de 1,3 milliard d’euros en termes de recettes pour les bailleurs ». De cette situation a découlé une baisse des commandes de la part des bailleurs et, consécutivement, une baisse des constructions de la part des promoteurs. « Nous sommes passés de 95 000 à 85 000 logements en un an » a déploré Marianne Louis. Ce malthusianisme de la construction engendre logiquement de l’immobilité résidentielle, tant la difficulté pour intégrer le parc social s’intensifie. La sortie par le haut ne s’opérant plus avec fluidité, l’accès au parc privé ou, pire encore, l’accession à la propriété étant de plus en plus difficile ; l’entrée par le bas (accès au parc social) est également grippée. Pour tenter de s’en sortir, la directrice générale de l’USH propose de revaloriser les APL pour les ménages les plus précaires ; pour elle, les chèques énergie distribués n’incluent pas suffisamment de locataires, seules les catégories appartenant aux deux premiers déciles étant concernées par la mesure (ménages gagnant moins de 10 700 euros par an). « Cette mesure est trop excluante, limite les possibilités de la percevoir alors même que beaucoup de ménages restent très pauvres au-dessus du deuxième décile. Je plaide pour un retour des APL ! ».

Didier Bellier-Ganière, qui représentait Pascal Boulanger (FPI) lors de cette commission, situe, quant à lui, le début de la crise à 2020. « La crise alimente la crise, avec un taux d’effort des ménages facilement atteint pour cause de perte de pouvoir d’achat » a-t-il affirmé. Les ménages se retrouvant bloqués aux portes du crédit, la demande s’affaisse et les élus ont tendance à délivrer moins de permis de construire. « Sur le dernier trimestre 2023, les ventes se sont effondrées de 30 % et l’année 2023 devrait s’achever avec 90 000 ventes actées, contre environ 160 000 habituellement ». Cette « thrombose » du parcours résidentiel a entraîné des désistements à la pelle (-50 % en 2023) de la part de particuliers se voyant refuser l’octroi d’un crédit. Les mises en vente, quant à elles, ont chuté de 60 %. « Nous fabriquons les crises de demain, avec une prévision de l’offre extrêmement faible » s’alarme le délégué général de la FPI. Ce dernier plaide pour un exonération des droits de mutation (taxes imposées par les collectivités locales et l’Etat lors d’une vente immobilière) et déplore la disparition du dispositif Pinel. Loïc Chapeaux, de la FFB (Fédération Française du Bâtiment), annonce, de son côté, une récession lourde du secteur de la construction en 2024. « L’objectif est de sauver 2025 ! » a-t-il annoncé. Il s’est désolé de l’amputation du PTZ, arguant que « 93 % des territoires sont ainsi abandonnés en étant sortis du dispositif ».

Ségrégation territoriale

Loïc Cantin, de la Fnaim, a réclamé de vraies mesures, souhaitant en finir avec la « cosmétique ». « La crise a démarré il y a 40 ans avec une surcouche de réglementations ! ». Il a attaqué l’exécutif sur sa communication : Emmanuel Macron avec son « le logement est de la sur-dépense menant à un échec collectif », mais surtout le ministre Patrice Vergriete, dont les choix sémantiques ont de quoi interroger (« Il faut sevrer l’immobilier de la drogue fiscale »). « L’Etat s’attarde toujours sur les dépenses sans s’intéresser aux revenus générés » s’est désolé l’intéressé. Loïc Cantin a, quant à lui, défendu la transférabilité et la portabilité des emprunts, et a enjoint les banques à faire un « effort citoyen pour accompagner les ménages ».

Robin Rivaton a, pour sa part, ciblé le produit de luxe qu’est en passe de devenir le logement : « le stock de logements disponibles n’est plus en phase avec les besoins réels. Les mesures adoptées ne font qu’entraver la disponibilité du parc, puisqu’en plus de ne pas construire, nous faisons sortir des logements considérés comme indignes à la location. Or, le logement parfait n’existe pas, il faut arrêter cette hémorragie car mieux vaut avoir un toit, aussi imparfait soit-il, au-dessus de la tête que rien du tout ». Il s’inquiète également des recours à l’emporte-pièce, résultat de ce qu’il appelle des micro-démocraties locales, qui mineraient les capacités de construction des maires. « De plus, il faut faire en sorte que les édiles puissent capter une partie plus importante des marges générées par la concrétisation de nouvelles opérations ». Sur le DPE, Robin Rivaton a rappelé que la France ne pesait que pour 6 % de l’empreinte énergétique mondiale, ce qui est bien moins que beaucoup d’autres pays. « Si le DPE est un bon outil, ses modalités d’applications ne le sont pas ; il oppose locataires et propriétaires » s’est-il désolé. Un constat partagé par Loïc Cantin, pour qui le DPE s’apparente davantage à une sanction qu’à une sensibilisation. « Le calendrier n’est pas soutenable, 7 % de logements classés en G ont été vendus en un mois, les propriétaires voulant s’en séparer au plus vite avant leur interdiction à la location ».

Enfin, Christophe Robert s’est alarmé contre ce qu’il appelle la « ségrégation territoriale ». « Nous en sommes réduits à répondre en urgence à des situations d’urgence. L’hébergement d’urgence n’est pas la panacée, mais il faut le faire car la situation l’exige. Si de telles mesures sont devenues incontournables, c’est justement par manque de mesures structurelles, pérennes. Prenons l’exemple du Pinel : si le dispositif n’était pas parfait, pourquoi ne l’a-t-on pas réformé au lieu de le supprimer tout bonnement pour ne rien mettre à sa place ? ». Des mesures structurelles, c’est ce qu’ont réclamé l’ensemble des intervenants. La mission d’information sera-t-elle en mesure d’en fournir des trames susceptibles de convaincre le gouvernement de les transformer en projets concrets ?…

Le Sénat lance une mission d’information consacrée à la crise du logement