Depuis le 24 février et le début de l’invasion ukrainienne, Karim Boukarabila croule sous les demandes de renseignements. Le patron de l’entreprise Bunkl, spécialisée dans la construction de bunkers ou abris antiatomiques, tente de jongler entre appels téléphoniques incessants et mails inondant la messagerie électronique du site internet de la société. « Je distingue deux catégories de demandes : les personnes dont la démarche est motivée par le contexte géopolitique et celles qui avaient déjà mûri ce projet et pour lesquelles la crise actuelle agit comme l’élément déclencheur » informe le gérant de Bunkl.

Pour bien savoir de quoi l’on parle, un bunker se définit comme une fortification souterraine hermétique aux attaques extérieures. Popularisées pendant la Seconde Guerre Mondiale, ces constructions se sont perfectionnées au fil des ans, devenant de vrais abris antiatomiques. « Nos bunkers NRBC protègent des radiations, des tremblements de terre, de l’effet de souffle induit par une explosion, qu’elle soit accidentelle ou non, et des retombées contaminantes » expose Karim Boukarabila. Les prix varient en fonction des acteurs, mais il faut compter un minimum de 80 000 euros pour un bunker comptant une pièce d’une superficie avoisinant les 14 m2. Et bien davantage pour des modèles plus grands et à l’aménagement plus travaillé…

Concernant leur construction, il est utile de savoir qu’elle est strictement réglementée : le terrain choisi pour l’y installer doit être constructible selon le PLU (Plan local d’urbanisme) et le futur possesseur doit en être propriétaire. Pour qu’un bunker soit le plus résistant possible, il est conseillé de terrasser jusqu’à quatre mètres de profondeur et de laisser une couverture d’au-moins 50 centimètres de terre au-dessus de l’abri. Les matériaux les plus résistants restent l’alliage entre le béton armé et l’acier.

Pour autant, qu’on ne s’y trompe pas : le bunker n’est pas un caprice de nouveaux riches lassés des traditionnelles villas ou autres yachts ; ils répondent bel et bien à une angoisse découlant du sentiment de l’imminence d’un danger, que celui-ci soit réel ou fantasmé. Selon Karim Boukaraliba, le fait de présenter les bunkers comme des lieux agréables, presque désirables, est quelque peu trompeur. Néanmoins, les entreprises spécialisées s’attellent à rendre un éventuel confinement dans un abri le plus vivable possible.

Absence de volonté politique

Depuis le lancement de son affaire, il y a une vingtaine d’années, Karim Boukarabila s’était presque fait une raison : il ne ferait pas fortune grâce à sa seule activité de bâtisseur de bunkers. Du moins pas en France, où l’on en dénombre seulement un millier sur l’ensemble du territoire. Hormis les institutions étatiques, notamment le secteur de l’armée, les particuliers représentent la majeure part du marché.

« Depuis que nous sommes arrivés en France en 2012, nous n’avons livré qu’une centaine d’ouvrages » exprime Enzo Petrone, gérant de la société d’origine suisse Amesis Bat Protect, également constructeur de bunkers. Une forme d’inadéquation culturelle semble paralyser l’essor de ce marché, qu’Enzo Petrone qualifie d’ « anecdotique » et même de « catastrophique » en France, alors même que notre pays est particulièrement vulnérable à plusieurs fléaux, dont la menace nucléaire interne. « La France est le pays comptant le plus de centrales nucléaires par habitants, indique-t-il. En cas d’accident autour d’une centrale, rien n’est prévu pour protéger les populations. Nous avons pourtant envoyé des courriers à presque toutes les mairies avoisinant les sites des centrales et dont les communes seraient directement impactées en cas d’explosion d’un réacteur, mais rien n’y a fait : ils ne cessent de faire la sourde oreille. » Le gouvernement n’est pas plus actif sur cette question, à en croire Karim Boukarabila : « Nous n’avons sans doute pas suffisamment la culture de l’anticipation là où nos voisins proches ont 40 années d’avance sur nous. »

La situation est en effet bien différente dans d’autres pays. Israël ou les Etats-Unis viennent logiquement à l’esprit, avec une culture de la protection civile et individuelle inscrite dans leurs mœurs. Sans aller si loin, la Suisse est aussi un exemple en la matière, avec 365 000 abris antiatomiques recensés, capables d’abriter les neuf millions d’habitants que compte la Confédération helvétique. Il faut dire que la loi contraint chaque habitant suisse à disposer d’une place dans un bunker, que celui-ci lui appartienne ou qu’il soit collectif. En clair, les Suisses ont le choix entre la construction d’un abri au sein de leur domicile ou le versement d’une taxe compensatoire devant permettre au gouvernement d’en bâtir.

Un monde dangereux et hostile

La situation pourrait-elle basculer en France ? Le conflit à l’est de l’Europe s’est rapidement cristallisé autour d’un tabou : la menace d’une attaque nucléaire sur notre sol. L’angoisse d’une guerre atomique, refoulée car longtemps jugée comme irréaliste, ressurgit à l’aune des passes d’armes belliqueuses entre chefs d’Etat. Pourtant, la bombe ne constitue pas le seul sujet d’angoisse d’une population de moins en moins sereine, à en croire Karim Boukarabila : « Les gens qui font appel à nos services depuis plusieurs années se disent en proie à une peur diffuse, alimentée par de multiples facteurs : climatique, sécuritaire, sanitaire, dorénavant nucléaire… Globalement, ils ont le sentiment de vivre dans un monde fragile et cherchent à protéger les leurs, leur famille, leurs proches. » Le bunker apparaît comme le « terrier » idéal dans lequel se dissimuler en attendant des jours meilleurs.

Pendant longtemps, la France a cantonné les possesseurs de bunkers dans la catégorie, confortable et caricaturale, des survivalistes « gouroutisés ». Ou bien a vu en eux des membres de milices de suprématistes blancs et autres mouvements d’extrême-droite. Puis, les catastrophes climatiques se sont multipliées sur la planète, la crise du Covid est venue ébranler nos certitudes, sans parler des accidents de centrales nucléaires qui, de Chernobyl à Fukushima, ont émaillé ces dernières décennies. De « prophètes de malheur », les détenteurs d’abris sont devenus des citoyens prudents et responsables. Et ce n’est pas le conflit ukrainien qui risque de les décrédibiliser de nouveau…

Pour autant, assiste-t-on à une mode passagère et conjoncturelle ou bien à une réelle prise de conscience à même de modifier durablement notre rapport à la sécurité ? Pour le dire prosaïquement, l’engouement soudain des Français va-t-il se tarir sitôt le calme revenu à l’est de l’Europe (si tant est qu’il revienne) ? « Mes demandes ont augmenté de 1 000 % depuis le 24 février » insiste en tout cas Enzo Petrone. Faut-il s’en inquiéter ?

Le bunker : l'essor soudain d'un drôle d'habitat