Pas grand-chose n’aura été épargné aux professionnels du commerce spécialisé depuis ce funeste mois de mars 2020 au cours duquel ils ont été contraints de baisser le rideau pour une durée indéterminée, fait inédit dans l’histoire récente de notre pays. A la crise sanitaire a succédé le conflit russo-ukrainien, les sanctions économiques imposées par l’Union européenne à Moscou, l’augmentation des coûts des matières premières et de l’énergie, l’engorgement du transport maritime mondial, l’inflation… Autant de paramètres qui ont redéfini les façons de consommer des Français. Mais aussi pénalisé les commerces, qui peinent à redémarrer leur activité et voient d’un œil inquiet se dessiner les prévisions à court et moyen terme…

Tous les acteurs du commerce spécialisé ne sont pas logés à la même enseigne. Les plus en difficulté sont le textile/habillement (-13 % par rapport à 2019), les jouets/culture/cadeaux (-10,6 %) et la beauté/santé (-8 %). Deux secteurs affichent, en revanche, une meilleure forme que l’année précédent l’arrivée du Covid : l’alimentaire spécialisé (+7 %) et l’équipement de la maison (+6 %). Les confinements successifs ont permis l’essor de toutes ces activités « d’intérieur » (plus de temps pour faire la cuisine et personnaliser son appartement ou sa maison…). Néanmoins, les ventes en magasins de commerce spécialisé restent inférieures, pour le premier semestre 2022, à celles enregistrées à la même période en 2019 (-7 %). Seule satisfaction : un rebond des ventes par rapport à 2021, mais qui n’est pas significatif pour cause de multiples facteurs, le plus évident étant la fermeture des centres commerciaux du 1er février au 19 mai 2021.

Les ventes sur le web également en chute

« La fréquentation des magasins (-14,9 % au premier semestre 2022) est en berne, c’est un fait » concède Emmanuel Le Roch, délégué général de Procos. « Cela est pénalisant, avant tout, pour certains secteurs dits d’impulsion comme ceux des jouets ou de la culture. Le commerce alimentaire est une porte d’entrée vers les marchés secondaires, non-indispensables (mode, beauté, loisirs…). Seulement, si les gens viennent moins faire leurs courses et se fond davantage livrer, ce sont autant d’opportunités de consommer sur place, à la vue des produits qui leur sont offerts, qui s’envolent ». Ne parlons même pas de la restauration à table (à l’inverse de la restauration rapide qui, elle, se porte bien, notamment grâce à la livraison) et des cinémas, qui peinent à apercevoir le bout du tunnel. Même si le panier moyen dépensé par les ménages tend à augmenter à mesure que la fréquentation des commerces s’affaiblit, Emmanuel Le Roch craint que « le taux de transformation ne suffise plus à compenser le phénomène à l’œuvre de désertification (relatif pour certains, important pour d’autres) des magasins ».

Les ventes sur le web sont également en chute : -26 % sur le semestre par rapport à 2021. Néanmoins, il s’agit vraisemblablement d’un retour à une certaine normalité après les fortes hausses constatées en 2020 et 2021, lorsque les commerces étaient fermés et que les commandes sur internet représentaient l’une des seules alternatives de consommation pour les Français. « Les arbres ne montent pas au ciel » métaphorise Emmanuel Le Roch. Façon de dire que même les phénomènes les plus importants rencontrent un jour leurs limites…

« Une équation de plus en plus difficile à résoudre ! »

Pour Procos, nous assistons actuellement à un choc de l’offre, c’est-à-dire une diminution temporaire de l’offre. Une situation qui résulte de plusieurs facteurs : la hausse des coûts de l’énergie, la stratégie du « zéro Covid » en Chine, la guerre en Ukraine… Tout cela a engendré une production industrielle inférieure à la demande mondiale avec, en prime, un engorgement du transport maritime… Conséquence logique d’une offre insuffisante par rapport à la demande : l’inflation s’installe. Avec le risque que les ménages perdent en pouvoir d’achat et sacrifient leurs achats dits non-essentiels ou non-alimentaires. Ce qui constituerait un cercle vicieux pour les commerces et une perte supplémentaire de recettes. « La possible future baisse de la demande est un vrai sujet d’angoisse pour les professionnels » s’inquiète Emmanuel Le Roch.

André Tordjman, vice-président de Procos et entrepreneur dans le commerce spécialisé (Little Extra, Du Bruit dans la Cuisine, Du Bruit dans la Maison), s’inquiète des répercussions que tout cela va engendrer pour les commerçants : « le court terme n’est pas prévisible car, actuellement, il est impossible de se projeter sur ce qui va se passer dans quelques mois ou dans les deux à trois années à venir. Tout est trop incertain ». Il déplore que les charges fixes comme les loyers, mais aussi les coûts d’approvisionnement, le respect des normes RSE… ne cessent d’augmenter pour les commerçants, alors même que leurs rentrées d’argent s’étiolent toujours plus. « C’est une équation qui devient de plus en plus compliqué de résoudre ! »…

Il s’inquiète également du moral des salariés du secteur, qu’il juge considérés, de la part de nombre de ses confrères, comme des « variables d’ajustement » en fonction de la conjoncture. « Nous en sommes arrivés à un point où il n’est plus possible de distribuer des primes pour objectifs atteints pour la simple raison… qu’il n’est plus possible de les atteindre ! Si je devais conditionner l’octroi de récompenses financières à mes équipes à la réalisation d’un certain montant de chiffre d’affaires, tout le monde serait démoralisé depuis bien longtemps. Ce métier est déjà assez mal payé, vit une période de crise sans précédent… J’ai donc décidé de distribuer des primes indépendamment des objectifs comptables, mais uniquement sur la base du service client, de la motivation, de la prise d’initiatives… ». Pour André Tordjman, le secteur étant structurellement en difficulté, il faut faire en sorte de retenir les meilleurs éléments, de maintenir un intérêt que le contexte actuel n’est malheureusement pas de nature à entretenir. Et de conclure : « il serait dommage que ceux dont l’envie est de bien faire et qui possèdent une vraie fibre pour le métier de la vente se voient contraints de se reconvertir en désespoir de cause, faute de perspectives intéressantes, du point de vue financier comme de l’évolution professionnelle… ».

Commerce spécialisé : une mauvaise passe qui pourrait durer