Le niveau de la construction de logements est au plus bas ! Et alors que la récession qui se renforce encore est alimentée par la stratégie mise en œuvre par les pouvoirs publics depuis le début des années 2010, les décisions prises depuis 2017 ont créé une situation inédite : aucun des secteurs de la construction n’a été épargné par la chute des mises en chantiers.

Bien sûr, les causes d’une telle crise sont multifactorielles et elles se sont empilées au fil des années. Mais elles sont trop souvent réduites à quelques considérations un peu caricaturales, permettant d’exonérer la responsabilité de décideurs publics qui ont peu fait pour endiguer le reflux des mises en chantier : des maires peu bâtisseurs, des taux d’intérêt trop élevés, des prix difficiles à supporter, des spéculateurs fonciers…

Pour autant, les conséquences de cette chute de la construction sont nombreuses et bien documentées : destruction de l’appareil de production et pertes d’emplois, aggravation de la pénurie de logements et renforcement des difficultés des ménages pauvres et modestes, disfonctionnement des marchés et conséquences sur les prix et les loyers, déséquilibres territoriaux … C’est bien pour toutes ces raisons que souvent, par le passé, les pouvoirs publics avaient mis en œuvre des plans de soutien à la construction. Alors qu’en réduisant ses soutiens budgétaires à la construction, en resserrant l’accès au crédit et en renforçant les normes et les contraintes qui étouffent, les pouvoirs publics ont cette fois-ci largement contribué au renforcement de la crise.

Retour sur le passé

Depuis le début des années 2010, le lieu de décision des grandes orientations de la politique du logement s’est déplacé vers le ministère de l’Economie. Certes, de nouvelles lois de la République (et des transpositions de directives européennes) sont venues s’empiler et complexifier un arsenal législatif toujours plus complexe, voire illisible, et difficile à mettre en œuvre. Mais avec presque toujours des lois sans moyens budgétaires, laissant libre cours à la dictature de l’annualité budgétaire et de la « chasse aux déficits publics » dévastatrices pour un secteur du logement qui nécessiterait de s’inscrire dans un processus décisionnel de moyen/long terme et qui ne peut intervenir en faveur du logement des ménages pauvres et modestes en l’absence de dépenses publiques.

Alors, bien sûr, la croissance économique est en berne et alimente une remontée du chômage qui s’installe pour durer et plombe les comptes sociaux. En outre, le poids et le coût de la dette publique pèsent sur les dispositifs d’aides publiques et de soutien à la demande des candidats à un achat immobilier et des investisseurs publics et privés. Mais il ne faut pas oublier que depuis plusieurs années, les choix gouvernementaux et, plus précisément, les décisions du ministère de l’Economie ne sont guère favorables à l’immobilier résidentiel : et notamment depuis 2017, avec la suppression de l’APL-accession, la réduction des APL (avec, en contrepartie, l’instauration de la RLS), la détérioration du PTZ et la fin programmée du dispositif Pinel, la réduction des engagements en faveur de la construction locative sociale, les remises en cause répétées des aides à la rénovation énergétique des logements… Autant de dispositifs considérés par Bercy comme budgétivores, sans véritable efficacité économique et sociale, susceptibles de créer des distorsions dans l’allocation des flux d’épargne et porteurs de tous les maux : par nature inflationnistes, peu productifs en ces temps de reconquêtes ou vecteurs d’un recours au crédit, par exemple.

A peu de choses près, le discours et la stratégie ressemblent en fait à ce qui paralysa la reconstruction d’un parc de logements français dévasté par la Seconde Guerre mondiale et pas encore remis des destructions de la « Der des Der ». Pourtant, la France a alors bénéficié de « grands ministres » de la Reconstruction et de l’Urbanisme : Eugène Claudius-Petit de septembre 1948 à janvier 1953 et Pierre Courant de janvier 1953 à mai 1953. Le Président du gouvernement provisoire de la République, Léon Blum, déclarant d’ailleurs en janvier 1947 : « nos besoins en logement sont devant nous. Ils devraient obséder toute intelligence prévoyante ». Mais les ministres de la Reconstruction ont été conduits à la démission ou à l’inaction par des ministres des Finances qui veillaient au respect de « l’orthodoxie » et estimaient que la question du logement n’avait pas vraiment à être posée : Henri Queuille (cumulant ce poste avec celui de Président du Conseil) de septembre 1948 à janvier 1949 ; Maurice Petsche de janvier 1949 à juillet 1951 ; René Mayer (cumulant ce poste avec celui de Vice-président du Conseil) d’août 1951 à janvier 1952 ; Edgar Faure (cumulant ce poste avec celui de Président du Conseil) de janvier 1952 à mars 1952 ; et Antoine Pinay (cumulant ce poste avec celui de Président du Conseil) de mars 1952 à janvier 1953 !

Toutefois, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France devait faire face à un immense besoin de (re)constructions. Outre les conséquences du conflit et la grave insuffisance des investissements réalisés durant l’entre-deux-guerres, les besoins en logement ne cessent de s’élever en réponse aux évolutions démographiques et économiques (exode rural, immigration industrielle, baby-boom…). Et la volonté de construire une société plus juste et plus solidaire est inscrite dans les idéaux proclamés par le Conseil National de la Résistance (le CNR !). Par l’ordonnance du 28 juin 1945, le « service national du logement » est créé et il aurait dû justifier l’intervention de l’Etat dans le secteur du logement. Mais comme l’économie a été ruinée et désorganisée par l’occupation allemande, le financement des projets de construction se heurte à une insuffisance de l’épargne des ménages (faiblesse du pouvoir d’achat, forte inflation et absence de confiance) qui va perdurer jusqu’à la fin des années 50. Sans même faire référence à la situation d’un appareil de production gravement endommagé par les années de guerre.

Aussi l’action résolue des ministres des Finances (ou plutôt l’inaction) en faveur du secteur de la construction fut à la hauteur de leurs espérances : de 1947 à 1953, la France a construit 819 000 logements (117 000 par an, en moyenne), alors que 462 000 logements ont été totalement détruits (contre 368 000 pendant la Première Guerre mondiale) et 1 719 000 ont été partiellement endommagés (Alfred Sauvy, « Le problème du logement en France », Revue internationale du travail, mars-avril 1947) ; un chiffrage jugé plus précis des destructions (et corroboré par des sources fiscales) allant même jusqu’à 600 000 logements, plus 1 400 000 partiellement endommagés (Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, « Construire 20 000 logements par mois est, pour la France, une question de vie ou de mort », préface d’Eugène Claudius-Petit, Paris, 1949). Une insuffisance évidente de la construction, loin des idéaux portés notamment par Eugène Claudius-Petit, membre fondateur du CNR devenu ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, et pour lequel il aurait fallu mobiliser deux, voire trois fois plus de moyens budgétaires pour construire les « quatre millions de logements nécessaires » (d’après le chiffrage présenté par le Commissariat Général du Plan, « Rapport de la commission de la consommation et de la modernisation sociale », juin 1946). Mais il est vrai que la « question du logement » est une des grandes absentes du Programme d’Action de la Résistance du CNR adopté le 15 mars 1944. Tout au plus, parmi les « Mesures à appliquer dès la libération du territoire », est-il fait mention des « facilités d’accession à la propriété des jeunes familles paysannes » parmi « les réformes indispensables » à mettre en œuvre « sur le plan social » !

Le bilan de sept années de construction de logements en France est donc catastrophique en 1954, lors de l’Appel de l’Abbé Pierre à « l’insurrection de la bonté » sur les antennes de Radio Luxembourg.

Une chute de la construction annoncée

La situation actuelle de la construction pourrait donc ne pas surprendre, les mêmes causes produisant très souvent les mêmes effets. En l’absence d’une volonté publique de soutenir un secteur économique a priori étranger à une certaine conception de la « startup nation », les chocs et les désordres économiques et financiers qui se sont succédés depuis la fin des années 2010 ont lourdement affecté l’effort de construction.

D’ailleurs, les chiffres de la construction à fin mars 2024 publiées le 30 avril dernier (« Construction de logements : résultats à fin mars 2024 », Données et études statistiques, SDES, n° 636, avril 2024) sont éloquents : le nombre de logements autorisés recule toujours et vite ! En niveau annuel glissant, le nombre des permis de construire est en recul de 19,8 % en glissement annuel, pour s’établir à 358 600 : soit le point le plus bas depuis l’automne 1998.

Partant du nombre de logements autorisés en avance de plusieurs trimestres sur celui des commencés, il est habituel (comme le fait d’ailleurs le SDES) d’estimer le nombre de logements commencés à partir de modèles économétriques : il convient, évidemment, de tenir compte des annulations et de procéder au niveau mensuel, en distinguant les différentes catégories de logements (diffus, groupé, collectif et logements en résidence).

Ainsi, ce sont 266 000 logements commencés qui sont attendus pour 2024. Et depuis 2017, le nombre de logements commencés chaque année a reculé de 169 000 unités. Une chute aussi prononcée ne s’était pas constatée depuis 1984, la construction se stabilisant alors à 307 000 unités (donc bien au-dessus des 266 000 commencés attendus pour 2024) : dès le décès du Président Georges Pompidou et les 549 000 logements commencés de 1974, la France s’était, en effet, engagée dans une baisse du niveau de la construction qui l’avait ramenée dans une situation déjà observée à la fin des années de la Quatrième République.

Aucun des secteurs de la construction n’a échappé à la récession : l’accession à la propriété a perdu 102 000 unités (61 % de la chute globale) ; le locatif social et le locatif privé et intermédiaire, chacun 27 000 unités (pour chacun, 16 % du total) ; le secteur des résidences secondaires, 13 000 unités (8 % du total).

Et une telle dégradation de l’activité est sans précédent. Non du fait de son origine car cette crise, comme toutes celles qui l’ont précédée, est la conséquence d’un choc exogène : pour ne citer que les chocs le plus récents, la crise financière et internationale venue des Etats-Unis en 2008, la remise en cause des aides publiques (le PTZ à l’ancien par Benoît Apparu en 2012, puis le « verdissement » du PTZ et la dégradation du Pinel par Cécile Duflot de 2012 à 2014), des crises « extérieures » (Covid, guerre en Ukraine) et des décisions publiques mal venues (« recommandation » du HCSF en 2019, dégradations des soutiens et des aides publics à partir de 2017). Mais la crise actuelle est exceptionnelle, mise à part la période plus ancienne de l’abandon (1975-1984) : par son ampleur et par sa durée. Outre le fait que c’est la première fois que confrontés à un effondrement d’un des secteurs essentiels de l’économie française, les pouvoirs publics n’ont pas cherché à l’interrompre, voire simplement à l’atténuer.

Ainsi en 2024, la France ne construit guère plus qu’en 1954 (263 800 logements commencés).

Bien sûr, la chute de la construction devrait nettement s’atténuer (voire s’interrompre « d’elle-même »), si tout va bien, à partir de l’été prochain. Et 2025 ne connaîtra alors qu’une timide éclaircie, au mieux. Car rien ne semble capable d’inverser la tendance baissière actuelle. Ni la Banque de France, ni le ministre de l’Economie ne semblent vouloir infléchir leur volonté de « réguler » le secteur par la récession. Alors que la volonté publique d’alléger les règlementations et les normes est tout aussi improbable. Car comme au début des années 1950, les décideurs détournent le regard en attendant probablement que « ça se passe ». Comme pour donner raison à Henri Queuille, Président du Conseil sous la Quatrième République, lorsqu’il déclarait : « il n’est aucun problème assez urgent en politique qu’une absence de décision ne puisse résoudre » !

Une crise complexe, car multifactorielle !

Nonobstant, comme les pouvoirs publics éprouvent toujours quelques difficultés à assumer les conséquences de leurs non-décisions, les explications apportées à la situation actuelle ont, comme souvent, été réduites à quelques considérations un peu caricaturales et atemporelles, permettant d’exonérer leur responsabilité dans l’effondrement du niveau des mises en chantier.

Pourtant, les premiers signes « non négligeables » (et clairement perceptibles) de l’effondrement ont pu être identifiés dès le mois de janvier 2020 dans la production de crédits immobiliers pour le neuf aux particuliers (Observatoire Crédit Logement/CSA) ; au cours de l’année 2020 pour les flux de l‘accession à la propriété dans le neuf (Observatoire du Financement du Logement de l’Institut CSA) ; dès le 2ème trimestre 2021 pour les ventes des promoteurs immobiliers (ECLN) ; dès la fin de l’été 2021 dans le secteur de la construction de maisons individuelles (Markemétron/FFB) ; durant l’automne 2021 pour l’essoufflement, puis le recul de la consommation d’agréments de financement de logements locatifs sociaux (SISAL, puis SIAP/DHUP). Alors, bien sûr, on peut comprendre que les pouvoirs publics n’aient perçu le début de la récession que très tard : beaucoup de professionnels n’ayant commencé à le percevoir, puis à en parler qu’une fois le second tour de l’élection présidentielle de 2022 passé…

Quoiqu’il en soit, un diagnostic (assez largement) partagé a permis de clairement identifier quatre axes principaux d’explication d’une crise dont les racines sont anciennes :

1. Hausse des coûts de construction

Les désordres sur les marchés des matières premières (crise sanitaire, reprise de l’inflation, guerre en Ukraine…) et les tensions sur le coût de la main d’œuvre ont contribué à l’augmentation des coûts de la construction (+21,6 % entre 2017 et 2023, selon le BT-01 de l’Insee). La raréfaction des terrains disponibles (avec la mise en œuvre du Zan, notamment) et les surenchères de certains acteurs de la filière venant amplifier la hausse de cette composante importante du prix des logements neufs.
Jusqu’en 2020, l’amélioration régulière des conditions de crédit et l’allègement par les banques des taux d’apport personnel exigés auprès des particuliers avaient permis d’absorber en partie la hausse des prix des logements (ce qui ne fut pas le cas pour le secteur locatif social). Mais avec la mise en œuvre de la stratégie de rationnement du crédit par la Banque de France et le ministère de l’Economie, la demande des ménages a été déstabilisée.

2. Rareté foncière et contraintes de l’aménagement

La rareté foncière a renforcé les difficultés de montage des projets de construction, alimentant l’augmentation des prix des logements. Et les contraintes et obligations aux opérations d’aménagement se sont multipliées au cours des dernières années (dossier de déclaration ou d’autorisation de la loi sur l’eau, études d’impact environnemental sur la faune et la flore, études et inventaires des zones humides, diagnostic pollution…). Les coûts des études et des dossiers à constituer se sont accrus, sans qu’aucune compensation ne vienne les alléger.
Dans ce paysage, la mise en œuvre du Zan est venue bouleverser un peu plus les stratégies et les possibilités de développement d’une offre nouvelle de logements. Et le désintérêt des collectivités locales pour la construction depuis la disparition de la taxe d’habitation a renforcé les difficultés de sortie de nouvelles opérations et la production des terrains prêts à la construction. En outre, les chartes locales visant « à une plus grande qualité d’usage des logements » sont venues accentuer les déséquilibres. Entraînant le renchérissement des prix de sortie des projets et le ralentissement du lancement des opérations.

3. Surcoût d’un excès de règlementations et de normes

Durant ces années, le renforcement des réglementations et des normes techniques est venu charger encore plus le prix de vente que doivent supporter les ménages et les bailleurs sociaux. Prises isolément, chacune d’entre elles peut sembler légitime : mais leur accumulation (de l’ordre de 4 000 dans le secteur du BTP) pèse lourdement sur la demande, sans qu’aucun dispositif d’aide publique ne soit venu alléger la contrainte financière supplémentaire ainsi créée : l’impact économique des nouvelles règles instituées entre 2005 et 2014 avait été estimé entre 20 et 25 % des coûts de la construction et de la rénovation ; plus récemment, la RE2020 se trouve associée à une hausse des coûts de production de 7 % en moyenne dans le secteur de la maison individuelle, avec une amplitude pouvant aller de 3 à 14 % selon la zone climatique et la typologie du logement selon la FFB.
L’alourdissement, l’empilement et les changements réguliers des règles et des normes pénalisent ainsi la demande, mais aussi l’offre nouvelle (retards, surcoûts, insécurité juridique…). D’autant qu’elles sont trop souvent (presque toujours) édictées sans étude d’impact suffisante (sérieuse) garantissant leur soutenabilité économique ou technique.

4. Remise en cause des aides, des subventions et des financements

Et aucun des secteurs de la construction n’a échappé à la remise en cause, souvent brutale, des aides et des subventions. Par le passé, les pouvoirs publics avaient rarement laissé l’ensemble de la construction dériver, au point de sombrer comme aujourd’hui. Avec toutes les conséquences économiques et sociales qui s’enchaînent depuis plusieurs années : sans oublier les pertes pour l’Etat de recettes fiscales et parafiscales qui contribuent à l’aggravation du déficit budgétaire.
En outre, alors que l’Etat n’a plus ni la volonté, ni les moyens budgétaires pour soutenir le secteur de la construction, il a contribué à la mise en place, aux côtés de la Banque de France, d’une procédure inédite de rationnement de l’accès au crédit : la recommandation de HCSF de décembre 2019 qui, en dépit d’aménagements, a nettement mordu sur la demande, tant auprès des constructeurs de maisons individuelles qu’auprès des promoteurs. C’est la première fois depuis 1987 et la levée de l’encadrement du crédit qu’une telle mesure d’exception vient bouleverser le fonctionnement normal des marchés immobiliers ! Alors qu’aucune des « explications avancées » en décembre 2019 et par la suite n’a été corroborée par les faits : les situations de surendettement immobilier des particuliers se sont faites moins nombreuses, confirmant la tendance amorcée dès 2015 ; les risques de défaut des emprunteurs ne se sont pas concrétisés et n’ont pas déstabilisé le système bancaire français ; les ménages français restent les moins endettés pour l’immobilier des pays européens de l’OCDE… Aussi, afin d’apprécier la puissance de la recommandation sur les marchés du logement neuf, il suffit de rappeler que l’impact dépressif de la hausse de l’apport personnel exigé (la conséquence du plafonnement du taux d’effort) a été quatre fois plus important depuis 2021 que l’augmentation des taux d’intérêt sur les crédits immobiliers dont la responsabilité est si souvent soulignée : mais il est vrai que le regard se porte volontiers sous le réverbère…

Une crise aux multiples conséquences

Dans ces conditions, la chute de la construction a déstabilisé un appareil de production, des équilibres sociaux complexes, des territoires entiers et ces conséquences vont encore se renforcer, au moins jusqu’à l’été 2025.

De plus, pour la première fois depuis 1950, le nombre de logements construits pour 1 000 ménages est nettement repassé sous le niveau symbolique de 10 ! En 2024, on compte 8,6 mises en chantier pour 1 000 ménages (en 2023, ce nombre était de 9,7), contre 8,4 en 1950. On pourrait rappeler qu’en 2006, la France construisait 18,2 logements pour 1 000 ménages : et même 32,9 logements en 1972 (lorsque la France construisait près de 550 000 logements chaque année). Mais, sans doute que cela est secondaire pour beaucoup. Pourtant, on en perçoit facilement les conséquences sur les conditions de logements des ménages et sur les possibilités d’accès au logement, notamment. Surtout pour les ménages les plus modestes, voire les moins aisés, dans un contexte de dégradation des soutiens publics et de rationnement des crédits immobiliers. Bien sûr, le discours à la mode porté depuis nombre d’années a été que construire n’était plus essentiel et qu’il suffisait de mieux utiliser le parc de logements vacants et d’engager des travaux d’amélioration et d’entretien : il ne semble pas vraiment (c’est un euphémisme) que cette stratégie ait été gagnante, ne serait-ce qu’à la lecture du nombre de passoires thermiques ou de la dégradation du parc de logements sur de nombreux territoires.

En revanche, à force de ne pas suffisamment construire et notamment depuis 2017, le déficit en logements a enflé comme jamais par le passé.

Suivant la méthode présentée par Louis Henry en 1950 (« Perspectives relatives aux besoins de logements », Populations, n° 3), puis approfondie par les travaux des Commissions en charge du logement qui ont œuvré à la préparation des Plans français, le niveau des besoins en logement mesure l’effort de construction nécessaire durant une période donnée pour répondre à la demande des nouveaux ménages et à la nécessité de renouveler le parc de logements, sans oublier les mises en chantier destinées au secteur des résidences secondaires ou celles qui viennent assurer la fluidité au sein du parc de logements.

Cette approche est essentielle afin de comprendre ce que pourraient être les conséquences d’une insuffisance du niveau de la construction pendant plusieurs années. Un déficit en logements apparaîtrait, en effet, et viendrait perturber le fonctionnement normal des marchés immobiliers et l’allocation des logements existants dans l’espace géographique et entre les catégories sociales. Ce déficit mesure l’écart cumulé entre le niveau des besoins et celui de la construction neuve : il tient compte de l’impact de l’effort d’amélioration et d’entretien du parc de logements qui en rallonge la durabilité et réduit le besoin de renouvellement. Cette notion de déficit a été introduite par Louis Henry dans son article de 1950 : « si (…) la construction annuelle ne comble plus l’augmentation des besoins (…) il apparaît une insuffisance quantitative de logements (…) la comparaison du nombre de logements construits au nombre de ceux que l’on aurait dû construire (…) fournit le retard existant ». Dans cette période de l’immédiate après Seconde Guerre mondiale durant laquelle ses travaux ont été réalisés, il estimait le niveau du déficit à 3,9 millions de logements (évaluation reprise et largement utilisée par Eugène Claudius-Petit dans sa « croisade » pour la reconstruction).

Si on se limite à un passé récent, le déficit en logements avait rapidement reculé durant la première moitié des années 2000 grâce au rebond exceptionnel de la construction (près de 500 000 logements commencés en 2006-2007), passant de 800 000 en 2002 à 650 000 en 2007, et laissant espérer un rétablissement progressif de l’équilibre quantitatif des marchés. Mais le choc de la crise des années 2008-2009, puis la remise en cause des soutiens publics au secteur de la construction entre 2012 et 2014 ont provoqué le redressement rapide du déficit : il s’établit alors à 1 030 000 logements en 2017.

Depuis 2017, le déficit s’est encore accru : en réponse à la chute de la construction, il dépasse maintenant 1 250 000 logements ! Le déficit qui s’est ainsi créé est tout, sauf négligeable. Et on sait que les conséquences d’un tel déficit, et en progression régulière, sont nombreuses et destructrices pour l’ensemble de l’économie du logement et de la société : dérèglement des mécanismes de formation des prix et des loyers, renforcement des tendances à l’éviction des ménages modestes des espaces urbains centraux, aggravation des difficultés d’accès à un logement, amplification et dégradation des situations d’hébergement forcé, aggravation de la suroccupation des logements, accentuation du mal logement, maintien en service d’un parc énergivore, blocage des créations d’emplois…

Tout cela est connu et documenté depuis de nombreuses années. Et pourtant ! Comme pour donner raison au Prince de Salina (Le Guépard, de Luchino Visconti) qui aurait résumé à merveille la situation : « il faut que tout change pour que rien ne change ».

Loin des « Jours heureux »

En l’état actuel du déficit, la crise économique et sociale du logement qui s’est durcie depuis avec la chute de la construction va avoir du mal à se corriger. D’autant que les perspectives de la reprise de la construction sont limitées :

la situation budgétaire de la France ne semble pas devoir s’améliorer rapidement et va renforcer les tentations du ministère de Finances de raboter un peu plus les aides et les subventions dont le secteur du logement bénéficie encore ;
surtout à l’examen des prévisions macroéconomiques pour les prochaine années : une croissance du PIB à la peine ne permettant pas d’éroder automatiquement le poids du déficit public, ni de libérer de nouvelles ressources budgétaires ;
alors que la remontée du taux de chômage et la progression très limitée du pouvoir d’achat des ménages ne vont pas faciliter un rebond solide et durable de leurs achats de logements ;
et comme la Banque de France et le ministère de l’Economie ne semblent pas ouvert à un (véritable) assouplissement du rationnement des crédits immobiliers, les marges de manœuvre sont particulièrement étroites, voire plus étroites encore.

Bien sûr, en mars dernier le ministre délégué chargé du Logement, Guillaume Kasbarian, a souhaité relancer la construction de logements, créer un « choc d’offre » (« De l’offre, de l’offre et encore de l’offre ») grâce à la simplification de certaines procédures d’aménagement, à la dématérialisation des permis de construire ou encore à la réduction des délais de contentieux. Au total, cinq chantiers de « simplification » et « d’accélération » de la production de logements ont été présentés, déclinés en dix « premières mesures » permettant de gagner « plusieurs mois » sur les projets de construction et de faciliter l’aménagement « partout sur le territoire ».

La présentation du projet (« De l’offre, de l’offre et encore de l’offre ») rappelle d’autres figures de style qui, par le passé, ont marqué les esprits par leur anaphore devenu célèbre. On pourrait évidemment être tenté de rappeler le célèbre appel de Georges Danton, dans son discours à l’Assemblée Nationale du 2 septembre 1792 : « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! ». Mais si, plus proches de nous, on revenait sur les années de l’immédiate après-guerre, ces années du CNR, on serait tenté de rappeler le discours de Maurice Thorez (ministre d’Etat, ministre de la Fonction publique) aux mineurs du Pas-de-Calais, à Waziers le 22 juillet 1945, pour annoncer ce qui va devenir la « Bataille du charbon » : « produire, produire et encore produire …, c’est la forme la plus élevée de… votre devoir de Français ». Ce qui aurait pu donner aujourd’hui : « construire, construire et encore construire » ! Comme, clin d’œil de l’histoire, cela s’est retrouvé dans le discours de Christine Boutin, ministre du Logement et de la Ville, en août 2008, lorsqu’au plus fort de la crise des « subprimes », il fallait mobiliser les acteurs et relancer la machine à construire : « les besoins sont là. L’outil productif du logement est en état de marche. Il ne faut pas le laisser se gripper… Le problème est aujourd’hui une question de financement », appelant une conclusion qui s’imposa alors : « il faut construire, construire, construire ».

Et, au total, on pourra remarquer que la « Bataille du charbon » fut gagnée ; et que dès 2011, le niveau de la construction revenait vers les presque 500 000 commencés des années 2006-2007, avant que le ministère de l’Economie ne « sonne la fin de la récréation » et que les soutiens publics ne soient encore un peu plus dégradés à partir de l’été 2012. Car si dans les deux cas le succès des projets a été assurés, c’est bien parce qu’acteurs et moyens d’action avaient été mobilisés de concert !

Mais cette fois, s’il est certain que l’impact sur le niveau de la construction ne sera pas rapide compte tenu des délais « techniques » habituels, il faut surtout s’interroger sur les conséquences d’une action « règlementaire et législative » visant à lever certaines des « contraintes qui pèsent sur les projets immobiliers » (« De l’offre, de l’offre et encore de l’offre ») : donc sur l’impact qu’une action sans moyens permettant d’écouler l’offre pourra avoir sur le niveau de la construction. Car une offre sans demande risque de ne faire que renforcer des déséquilibres existants. Comment, encore une fois, la demande toujours rationnée sur le marché des crédits immobiliers, sans aide publique sur une large partie du territoire de la République et dissuadée d’investir aussi bien dans le privé que dans le social pourra-t-elle répondre à l’offre ? Telle est la question !

"Une chute de la construction de logements inédite" par Michel Mouillart